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Billet de blog 15 juin 2025

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Nyai moderne : quand les fantasmes coloniaux hantent la modernité indonésienne

Nyai moderne, femmes indonésiennes : esclaves sexuelles d’hier et d’aujourd’hui, toujours marchandisées et sacrifiées au pouvoir patriarcal. Du harem colonial aux écrans d’OnlyFans, l’illusion de liberté masque une domination persistante. Derrière le voile, la prostitution prospère, révélant l’ombre d’un empire sexuel qui refuse de mourir.

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Nyai moderne : quand les fantasmes coloniaux hantent la modernité indonésienne

Le phénomène des "Nyai" – ces femmes autochtones concubines des colons néerlandais pendant la période coloniale aux Indes orientales – ne relève pas uniquement d’un passé révolu. Il s’agit d’un miroir historique tendu vers le présent, révélant les strates profondes de la domination patriarcale, de la hiérarchisation raciale et de la marchandisation des corps féminins en Indonésie. 

Colonialité du genre : du Nyai à la prostituée voilée

De l’époque coloniale à nos jours, la société indonésienne n’a cessé de reproduire, sous des formes variées, la logique d’exploitation et de soumission de la femme, entre désir d’ascension sociale, aliénation culturelle, et illusion de liberté. 

Aujourd’hui, alors que la prostitution explose – de la forme la plus explicite à celle dissimulée derrière des façades religieuses ou matrimoniales – il est nécessaire d’interroger cette continuité historique, cette “colonialité du genre”, et les mythes persistants, notamment celui du mariage avec un “bule” (occidental) comme stratégie de mobilité sociale.

Entre servitude sexuelle et reconnaissance sociale

Dans le contexte du régime colonial néerlandais (XVIIe–XXe siècles), les Nyai désignaient ces femmes autochtones, souvent d’origine javanaise ou sundanaise, devenues concubines des colons hollandais. N’étant ni totalement esclaves, ni véritablement épouses, elles incarnaient un statut hybride, dominé, mais parfois influent. Ces femmes géraient la maison coloniale, élevaient les enfants métis, servaient sexuellement leur “maître”, tout en étant exclues de toute reconnaissance juridique ou sociale officielle.

Leur corps n’était pas seulement un objet de désir mais aussi un territoire colonisé, où s’exerçait la violence symbolique de la race, du genre et de la classe. Le colon possédait la terre, les ressources et les femmes : dans cette triangulation de la domination, la Nyai symbolisait la fusion de la conquête territoriale et sexuelle. L'anthropologue américaine Ann Laura Stoler parle à juste titre d’une “politique sexuelle de l’empire” dans laquelle le contrôle des corps féminins faisait partie de la gouvernance coloniale.

Mais paradoxalement, certaines Nyai accédaient à une forme de pouvoir domestique ou économique. Détentrices de savoirs pratiques, gestionnaires de domaines, elles pouvaient influencer la maisonnée et même, parfois, obtenir un certain prestige local. Ce paradoxe – entre aliénation et pouvoir relatif – constitue la matrice de ce que nous retrouvons encore aujourd’hui dans certaines formes de “prostitution respectable”.

La continuité postcoloniale : prostitution, tourisme sexuel et mariage avec des “bule”

L'Indonésie contemporaine – malgré l’indépendance, l'islamisation croissante et la modernisation sociale – n’a pas mis fin aux logiques héritées du colonialisme sexuel. Le marché du sexe prospère dans de nombreuses régions, des ruelles sombres de Jakarta aux plages touristiques de Bali, en passant par les “Panti pijat” (salons de massage), les “Lokal Plus” (clubs pour étrangers), ou encore les applications de rencontres facilitant les échanges tarifés.

Le rêve de se marier avec un “bule” constitue l’un des avatars contemporains de cette continuité. Beaucoup de jeunes femmes, issues de classes moyennes ou populaires, perçoivent l’homme blanc non seulement comme un objet de désir exotique, mais comme une possibilité d’ascension sociale. Le “bule” devient une promesse de sortie de la pauvreté, une porte vers l’Europe, une forme de promotion de caste déguisée. Ce phénomène repose sur une représentation racialisée du pouvoir et de la richesse, intériorisée depuis l’époque coloniale.

Or, derrière cette illusion, se cache souvent une nouvelle forme d’exploitation : femmes réduites à des objets de consommation sexuelle, dépendantes économiquement, parfois abandonnées une fois leur “utilité” consommée. Les enfants métis nés de ces unions sont parfois rejetés, et la femme indonésienne redevient une Nyai moderne : valorisée pour un moment, puis jetée dans l’oubli.

De la prostitution vulgaire à la prostitution pieuse : quand la religion maquille l’exploitation

Un autre phénomène inquiétant dans l’Indonésie actuelle est l’existence d’une prostitution “voilée” (au sens propre comme au figuré). Certaines formes de “kawin kontrak” (mariage temporaire) – notamment en régions touristiques ou autour de lieux sacrés – déguisent une relation tarifée sous couvert de légalité religieuse ou coutumière. Inspiré parfois du “nikah mut’ah” chiite ou d’interprétations détournées de la loi islamique, ce mariage temporaire permet à des hommes étrangers (souvent originaires du Golfe) de contracter une union d’un mois ou deux avec des jeunes femmes locales.

Cette instrumentalisation de la religion pour légitimer une transaction sexuelle et économique constitue un détournement grave du sens spirituel du mariage. L’hypocrisie sociale qui entoure ces pratiques empêche une dénonciation claire : le contrat est bénit par un imam, la famille est rémunérée, la communauté se tait. On remplace le bordel par une mosquée, mais le corps de la femme reste vendu.

À l’autre bout du spectre, certaines femmes tirent profit de leur hypersexualisation sur les réseaux sociaux, vendant des images, des vidéos, ou des “relations” virtuelles, souvent à des hommes étrangers. Là encore, la ligne est floue entre liberté et exploitation, autonomie économique et aliénation à une logique de désir exotique codifiée par des siècles de regard colonial.

Repenser le corps féminin hors des logiques de domination : vers une décolonisation du genre

Face à ces phénomènes, une analyse critique s’impose : il ne s’agit pas de condamner moralement les femmes qui se prostituent, se marient avec des étrangers ou utilisent leur corps pour survivre. Il s’agit de comprendre les logiques historiques, économiques et symboliques qui rendent ces choix “rationnels” dans une société profondément inégalitaire.

La colonialité du genre, concept forgé par la féministe argentine Maria Lugones, permet de lire ces réalités comme les produits d’un système mondial où race, genre, classe et sexualité sont imbriqués. Des films récents comme Nyai (2017) montrent que les fantasmes coloniaux sont toujours présents dans la culture populaire, ce qui aide à maintenir des relations de pouvoir inégales entre les hommes et les femmes.

La Nyai n’a pas disparu : elle a été transformée, numérisée, islamisée, mondialisée. Mais son essence reste la même : un corps féminin mis au service du désir masculin et d’un ordre social injuste.

Une véritable libération des femmes indonésiennes est nécessaire, et elle doit passer par une éducation critique, une autonomie économique, le renversement des normes patriarcales ainsi qu’une mémoire décoloniale.

Redonner dignité aux femmes, ce n’est pas leur interdire d’aimer ou de désirer un étranger ; c’est leur permettre de le faire sans dépendance, sans illusion de salut social, sans marchandisation de soi.

Corps, pouvoir et marché : une lecture postcoloniale de la condition féminine en Indonésie

Du harem colonial aux couloirs d’OnlyFans, du "kawin kontrak" religieux aux mariages avec des bule de 40 ans plus âgés, l’histoire du corps féminin indonésien est une histoire de luttes, d’ambivalences, et de violences symboliques.

Comprendre le phénomène des Nyai ne relève pas d’un exercice d’archéologie exotique, mais d’un effort critique pour dévoiler les structures persistantes de domination dans l’Indonésie contemporaine. 

Entre la pudeur de façade et la vulgarité du marché sexuel, le vrai scandale reste le même : une société qui tolère que les femmes soient encore considérées comme des monnaies d’échange.

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