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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 15 juin 2025

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Syndrome postcolonial : anti-occidental en parole, soumis au visage blanc dans l’âme

Ils crient "anti-occident" mais rêvent d’enfants au teint clair. Ils brandissent l’indépendance mais cherchent encore l’approbation du maître. L’Indonésie ? Une république décolonisée en façade, mais agenouillée devant le regard blanc. Le syndrome postcolonial n’a pas disparu : il a changé de langue, de peau, de masque.

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Syndrome postcolonial : anti-occidental en parole, soumis au visage blanc dans l’âme

« Les Indonésiens ne sont pas encore pleinement libres — ni des Hollandais, ni des Japonais, mais d’eux-mêmes. »

Depuis sa proclamation d’indépendance en 1945, l’Indonésie se présente comme une nation libre, affranchie du colonialisme et maîtresse de son destin. Pourtant, plus de sept décennies plus tard, les ombres du colonialisme persistent sous des formes plus subtiles, mais profondément ancrées : un syndrome postcolonial, une blessure psychologique et sociale qui façonne encore aujourd’hui la manière dont le pays se perçoit et perçoit le monde.

Dans les discours officiels, l’Indonésie se veut une nation fière, résistante à la domination étrangère, notamment occidentale. Le rejet de l’impérialisme occidental résonne depuis l’ère de Soekarno, repris sous diverses formes : rejet des ingérences étrangères, valorisation de la culture locale, exaltation de l’autosuffisance.

Pourtant, derrière cette rhétorique se cache une contradiction fondamentale : une fascination persistante pour les symboles de la civilisation occidentale — en particulier le teint blanc — devenu critère de beauté, de réussite et même d’humanité.

Soekarno : orateur révolutionnaire et figure ambivalente

Le président Soekarno fut l’un des symboles de la lutte contre le colonialisme mondial. Il fut à l’origine du Mouvement des non-alignés, défia les hégémonies américaine et soviétique, et lança son célèbre « À bas votre aide ! » aux puissances occidentales.

Mais sa vie personnelle et son esthétique publique révèlent des tensions plus profondes. Soekarno admirait la civilisation européenne ; il citait des philosophes français, se comparait à Danton ou à Jean Jaurès lorsqu’il prononçait ses discours enflammés, appréciait l’architecture classique, et affichait une fascination certaine pour les femmes occidentales à la peau claire.

Soekarno a confié l’écriture de sa biographie non pas à une journaliste du Tiers-Monde, mais à l’Américaine Cindy Adams. Ce choix personnel révèle, d’un point de vue postcolonial, une valorisation intériorisée de la blancheur. Soekarno dénonçait l’Occident, mais reconnaissait implicitement sa supériorité culturelle et esthétique. Même le leader de la révolution semblait croire que « ce qui est blanc est beau ».

C’est là l’un des visages du syndrome postcolonial : un nationalisme bruyant mêlé à un complexe d’infériorité silencieux. Nous affirmons être une grande nation, tout en cherchant la validation d’un monde qui nous a autrefois dominés.

Rhétorique anti-occidentale : une illusion d’autonomie ?

Après Soekarno, le régime autoritaire de Suharto transforma la rhétorique anti-occidentale en anti-communisme, anti-intellectualisme, et culte du développement. À l’ère réformiste, le discours nationaliste devient slogan vide, sans prise sur les réalités. Les campagnes pour « aimer les produits locaux » sont menées par des influenceurs imitant les vedettes coréennes. Le débat sur la décolonisation de l’éducation est souvent porté par une élite urbaine plus à l’aise en anglais qu’en langue régionale.

Plus inquiétant encore : de nombreux Indonésiens — en particulier dans les classes moyennes urbaines — continuent d’associer le teint clair à la réussite. L’industrie cosmétique est inondée de produits blanchissants. Dans la publicité, une peau claire symbolise succès, intelligence et vertu. Dans ce contexte, l’anti-occidentalisme devient un théâtre, un symbole vide déconnecté de toute pensée critique.

Voici le syndrome postcolonial dans sa forme la plus nue : vouloir échapper au colon tout en l’imitant dans ses valeurs, ses critères esthétiques, ses modes de vie, et ses pensées.

Mochtar Lubis et « l’Homme indonésien »

L'écrivain et journaliste Mochtar Lubis, dans son discours en 1977, dresse un portrait brutal de l’homme indonésien :

« L’homme indonésien est hypocrite. Il a un esprit féodal, il manque de responsabilité, croit aux superstitions et refuse l’effort. Il aime flatter, et se laisse impressionner par les symboles du pouvoir et de la richesse. »

Ce portrait sévère touche un point central du syndrome postcolonial : une nation qui n’a pas fait la paix avec elle-même devient une nation imitatrice. Elle emprunte des langues étrangères sans en maîtriser le sens, crie au nationalisme tout en refusant sa diversité, dénonce le colonialisme tout en reproduisant son visage.

Mochtar Lubis met à nu une vérité inconfortable : nous crions « liberté » en public, mais désirons secrètement l’admiration de l’étranger. Nous proclamons aimer notre culture, mais avons honte de notre peau. Nous disons aimer notre terre, mais la détruisons au nom d’investissements venus d’ailleurs.

Quand les victimes deviennent bourreaux

Ce qui est encore plus douloureux, c’est que les peuples autrefois colonisés peuvent reproduire à leur tour les mécanismes du pouvoir colonial.

En Papouasie, par exemple, les populations autochtones subissent des discriminations raciales, des préjugés déshumanisants, et une marginalisation persistante. Et cela, non pas de la part d’un colon étranger, mais d’une nation qui se voit elle-même comme ex-colonisée. Le colonialisme n’est pas une question de couleur de peau ou de nationalité, mais de domination. Les victimes peuvent devenir bourreaux, si le pouvoir change de mains sans changement de conscience.

Dans ce cas, non seulement la blessure coloniale n’a pas été guérie, mais elle est transmise et infligée à d’autres sous une nouvelle forme : racisme intérieur, domination structurelle, et violence symbolique.

Vers une conscience postcoloniale authentique

Le syndrome postcolonial ne se guérit pas par le rejet des étrangers ou la récitation de slogans nationalistes, mais par une quête honnête de soi. Il faut reconnaître que la blessure coloniale est réelle — pas seulement historique, mais psychologique et culturelle.

La décolonisation ne consiste pas à haïr l’Occident, mais à se libérer d’une dépendance symbolique et mentale aux normes extérieures. Cela implique de redéfinir nous-mêmes nos idées de beauté, de réussite, et de progrès — sans les calquer sur la peau blanche ou le capitalisme global.

Nous pouvons nous inspirer de penseurs tels qu’Aimé Césaire et Frantz Fanon, qui ont montré que la liberté commence par l’émancipation de la pensée. L’Indonésie n’est pas seulement un projet politique : c’est un projet psychologique, social et culturel qui exige le courage de faire face à l’histoire, de remettre en question les mythes identitaires, et de se construire de l’intérieur, et non à travers le regard de l’autre.

Une question en suspens

Alors, qui sommes-nous vraiment ? Une nation libre ou un peuple toujours agenouillé devant le miroir du colon ?

Nous avons peut-être rejeté le drapeau du colon, mais pas encore son regard. Et tant que cela perdurera, nous resterons un peuple colonisé — par lui-même.

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