Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 15 juillet 2025

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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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L’indifférence religieuse face à la souffrance humaine

On pleure la fin du christianisme, mais on oublie qu’il meurt surtout d’avoir trahi les pauvres. La France reste culturellement chrétienne, mais sa foi s’est vidée de justice. On prie, on célèbre, on s’indigne pour la tradition, mais on détourne les yeux des opprimés. Ce texte est un cri : sans engagement, la foi n’est qu’un simulacre.

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L’indifférence religieuse face à la souffrance humaine : une foi sans justice dans une France culturellement chrétienne

La France, qu’on le veuille ou non, demeure culturellement chrétienne. Même si les églises se vident, même si la pratique religieuse décline, les symboles, les valeurs, les fêtes, les imaginaires collectifs restent profondément marqués par le christianisme.

L’illusion d’une France déchristianisée

Le mythe de la déchristianisation, souvent agité par certains milieux religieux ou politiques, masque une autre réalité bien plus dérangeante : ce n’est pas tant que la foi a disparu, mais qu’elle s’est transformée, diluée, vidée de sa substance évangélique. Il ne s’agit pas d’un abandon pur et simple, mais d’une métamorphose silencieuse : une religion sans radicalité, sans engagement, sans compassion.

Ce qui frappe aujourd’hui, ce n’est pas l’absence de religiosité, mais son apathie. Ce n’est pas l’athéisme, mais l’indifférence. La foi n’est plus vécue comme un appel à transformer le monde, mais comme un refuge intime, un héritage culturel, ou une marque identitaire.

On se dit chrétien tout en fermant la porte aux étrangers. On prie Dieu tout en ignorant les larmes de ses frères. On défend le patrimoine religieux tout en méprisant les vivants. Cette contradiction, douloureuse et profonde, est le cœur du malaise religieux contemporain.

Pourquoi tant de croyants, aujourd’hui, semblent-ils insensibles à la souffrance des autres ?

Pourquoi la religion, censée libérer, console-t-elle sans transformer ?

Pourquoi la justice, pilier central des Évangiles et des grandes traditions spirituelles, est-elle reléguée au second plan ?

Cette réflexion tente de comprendre les racines de cette crise, pour proposer une redécouverte d’une foi vivante, incarnée, et solidaire.

Les signes d’une religiosité déconnectée de la justice

  • Une foi centrée sur soi

Nombre de croyants pratiquent une foi individualiste, tournée vers leur salut personnel, leur paix intérieure, leur bénédiction. Dieu devient un dispensateur de bien-être. La prière devient auto-thérapie. Les autres ? Ils ne sont que le décor de cette quête intime. L’Évangile, pourtant, est tout le contraire : il est appel à sortir de soi, à aller vers les pauvres, les malades, les exclus. On se rend à la messe pendant qu’un frère affamé dort sur le seuil.

  • L’accoutumance au malheur des autres

Les médias nous exposent chaque jour à la souffrance : guerres, famines, réfugiés, injustices structurelles. Mais cette exposition constante engendre une saturation émotionnelle, un mécanisme de défense. Le croyant finit par ne plus voir, ne plus entendre, ne plus réagir. La prière continue, les rites aussi, mais le cœur s’endurcit. 

  • Une liturgie anesthésiante

Trop de célébrations religieuses évitent les sujets brûlants. On préfère parler d’amour de Dieu que de la violence du monde. On chante, on encense, on médite, mais on tait les blessures sociales, la misère des migrants, les drames des banlieues ou des périphéries. Le culte devient alors un espace fermé, hors du temps, hors du monde, où Dieu est prié mais les hommes oubliés.

Les causes profondes de cette apathie

  • Une foi dépolitisée

Le christianisme occidental a subi une dépolitisation progressive. La foi est devenue privée, désengagée. L’action sociale est confiée à l’État, aux ONG, rarement perçue comme une exigence spirituelle. Pourtant, Jésus n’a jamais séparé foi et justice. Il a dénoncé les puissants, fréquenté les marginaux, proclamé une Bonne Nouvelle aux pauvres. Le silence des croyants aujourd’hui devant l’injustice est donc une trahison de leur fondateur.

  • L’influence du confort bourgeois

Les milieux religieux, souvent issus des classes moyennes ou aisées, développent une spiritualité du confort. On parle d’ordre, de famille, de morale, mais rarement de révolution évangélique. Le Christ est transformé en maître de sagesse, non en agitateur des puissances. Cette foi rassurante, conforme à l’ordre établi, oublie les béatitudes, la croix, la dénonciation prophétique.

  • La perte de la communauté

Autrefois, la foi se vivait dans une communauté solidaire. Aujourd’hui, elle devient affaire personnelle. On assiste seul à la messe, on prie seul, on consomme des contenus religieux en ligne, mais on ne porte plus les fardeaux les uns des autres. Cette solitude spirituelle favorise le repli, pas l’ouverture. Elle affaiblit la force collective de dénonciation et d’engagement.

  • Le détournement du message prophétique

La voix des prophètes dérangeait. Elle dénonçait les rois, interpellait les prêtres, pleurait avec les opprimés. Aujourd’hui, les voix religieuses cherchent souvent à plaire, à ne pas choquer, à rester dans les limites du raisonnable. La radicalité évangélique est remplacée par la prudence institutionnelle. L’institution se protège, parfois au prix de son âme.

La fausse nostalgie chrétienne : une identité sans foi

On entend souvent que la France doit redevenir chrétienne. Mais que signifie ce vœu ? S’agit-il de rouvrir des églises vides ? D’imposer des crèches dans les mairies ? De défendre la civilisation chrétienne contre l’islam ? Si tel est le projet, alors ce n’est pas une renaissance de la foi, mais une instrumentalisation politique de la religion.

Car ce que beaucoup regrettent n’est pas l’Évangile, mais une France idéalisée, blanche, ordonnée, où le christianisme servait de ciment social. Ce n’est pas la conversion à Dieu qui est visée, mais la préservation d’une identité. Et cette religion culturelle, sans compassion, sans engagement, sans pauvreté, est l’antithèse du christianisme des origines.

La France n’a pas besoin de retrouver un christianisme d’apparat. Elle a besoin d’une foi humble, libératrice, solidaire. Une foi qui se tient aux côtés des humiliés, non du pouvoir. Une foi qui pleure avec les victimes, non qui légitime l’ordre injuste. Une foi qui ose perdre du prestige pour rester fidèle à l’Évangile.

Vers une conversion de la foi : spiritualité et justice

  • Revenir au Christ des pauvres

Le cœur du christianisme n’est ni Rome, ni les cathédrales, ni les coutumes. C’est Jésus de Nazareth, charpentier galiléen, ami des lépreux, des femmes, des exclus. Le suivre, c’est prendre sa croix, risquer le rejet, affronter l’injustice. Une foi sans croix, sans combat, sans solidarité est une caricature.

  • Réconcilier prière et action

Prier, oui. Mais prier en agissant. Méditer, oui. Mais méditer pour mieux servir. Le spirituel et le social ne sont pas opposés. L’un nourrit l’autre. La contemplation alimente le courage. L’adoration engendre la compassion. Le silence intérieur prépare au cri pour la justice.

  • Rééduquer à la compassion

Il faut dès l’enfance éduquer à voir, à écouter, à réagir. Les catéchèses doivent intégrer les réalités du monde : pauvreté, racisme, écologie, migrations. Les homélies doivent parler de la vie réelle, pas seulement de morale abstraite. Les communautés doivent soutenir des actions concrètes de justice et de paix.

Écouter les pauvres comme maîtres spirituels

Les pauvres ne sont pas des objets de charité, mais des sujets de révélation. Leur expérience, leur résistance, leur espérance souvent silencieuse sont des écoles de foi. Écouter leurs voix, c’est retrouver l’Évangile vivant. C’est se laisser convertir par ceux que le monde rejette, mais que Dieu élève.

Saint Vincent de Paul le disait déjà avec une clarté prophétique :

« Les pauvres sont nos maîtres et nos seigneurs. »

Non pas par paternalisme, mais parce qu’ils nous précèdent sur le chemin du dépouillement, de la confiance radicale, et de l’espérance nue. Là où les certitudes s’écroulent, leur foi reste souvent plus solide que nos dogmes.

Karl Marx : vilain ou prophète ?

Dans certains cercles chrétiens, Karl Marx est encore perçu comme l’ennemi par excellence, le fossoyeur de Dieu, le père de l’athéisme militant. Pourtant, il faut oser regarder plus loin que les caricatures. Car si l’on relit les Évangiles avec honnêteté, on découvre un Jésus qui chasse les marchands du Temple, dénonce les riches repus, annonce un Royaume pour les affamés. Le cri de Marx contre l’exploitation et l’aliénation rejoint à bien des égards celui des prophètes bibliques.

Bien sûr, Marx ne parlait pas au nom de Dieu. Mais sa colère face à l’injustice, sa dénonciation des puissances économiques, son appel à une transformation radicale du monde sont profondément proches de l’élan prophétique. Ce n’est donc pas Marx qu’il faut redouter, mais l’Église qui préfère l’ordre établi à la justice évangélique.

Alors, Karl Marx : vilain ou prophète ? La question dérange. Et pourtant, elle oblige à interroger notre fidélité évangélique : avons-nous plus peur du communisme que de l’injustice ? Plus peur des slogans marxistes que des cris des pauvres ? Si Marx scandalise encore certains croyants, c’est peut-être parce qu’il révèle l’évangile que nous avons trahi.

Un Dieu vrai ou des dieux fabriqués ?

Dans un monde où tant de voix prétendent parler au nom de Dieu, la critique des athées devient parfois compréhensible. Comment s’étonner qu’ils rejettent un « dieu » qui exige soumission aveugle, légitime l’oppression ou réclame d’être adoré tout en restant sourd à la souffrance humaine ? Ce « dieu-là » n’est pas le Dieu vivant, mais une idole fabriquée à l’image de nos peurs, de nos systèmes ou de notre pouvoir.

Il y a une différence radicale entre le Dieu vrai, qui se révèle dans l’amour, la justice et la compassion, et ces divinités travesties qui demandent d’être adorées tout en piétinant la dignité humaine. Quand Marx dénonçait la religion comme l’« opium du peuple », il visait avant tout la religion utilisée comme instrument d’aliénation.

La vraie foi ne réclame pas une vénération aveugle, elle invite à la liberté intérieure, à la solidarité, à la lucidité. Le Dieu des pauvres n’a pas besoin d’être défendu : il se tient là où l’on soigne, là où l’on lutte, là où l’on relève les humiliés.

Conclusion

Ce n’est pas la disparition de la religion qui menace notre époque, mais sa défiguration. Une foi sans justice, sans engagement, sans compassion, n’est plus qu’un rite vide. Le drame n’est pas que la France se déchristianise, mais que ceux qui s’en réclament oublient l’essentiel : l’amour du prochain, la défense des faibles, le courage de la vérité.

Il est temps de quitter la nostalgie pour entrer dans la conversion. Il est temps de préférer la fidélité à l’influence. Il est temps de rallumer le feu prophétique de la foi, pour qu’elle redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une Bonne Nouvelle pour les pauvres, une lumière pour ceux qui pleurent, un ferment de justice dans un monde brisé.

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