Cikande : Tchernobyl indonésien ?
À Cikande, dans la province de Banten, les chiffres parlent d’eux-mêmes : jusqu’à 875 000 fois le niveau de radioactivité naturel, selon les premières mesures. Une zone industrielle, des entrepôts, de la ferraille recyclée, et soudain, le mot qu’on croyait réservé aux manuels soviétiques refait surface : radiation.
Le gouvernement indonésien s’efforce depuis plusieurs jours de calmer le jeu. « Tout est sous contrôle », assure-t-on. Mais les experts qui ont approché le site évoquent des taux d’exposition qui feraient sonner n’importe quel compteur Geiger de centrale nucléaire : 33 000 microsieverts par heure à certains points, une dose qui dépasse tout seuil admissible pour l’organisme humain.
Ce n’est pas un secret : à Cikande, on travaille le métal, on importe la ferraille. Mais, comme souvent dans ce pays où la croissance industrielle avance plus vite que la réglementation, on ne sait plus très bien ce qu’on manipule. Du cuivre ? Du plomb ? Ou un peu de césium-137, ce déchet radioactif que l’on pensait réservé aux laboratoires et aux réacteurs ?
Le réflexe parlementaire : invoquer Tchernobyl
Daniel Johan, député de la Commission IV du Parlement, a eu la formule qui résume tout : « Nous ne voulons pas devenir un Tchernobyl. » Une phrase qui sonne à la fois comme une menace et une confession. Car si l’on en est déjà à prononcer ce nom, c’est que la situation a cessé d’être banale.
L’analogie fait sourire les experts : Cikande n’est pas Tchernobyl, il n’y a ni réacteur, ni explosion. Mais la comparaison, elle, a du sens politique. Elle rappelle que les catastrophes ne se mesurent pas seulement en mégawatts ou en victimes, mais aussi en silences. Tchernobyl, c’était avant tout un mensonge d’État. Et c’est bien ce que craignent aujourd’hui les habitants de Banten : que l’on minimise, que l’on cache, que l’on oublie.
Une contamination ordinaire
L’affaire de Cikande révèle une vérité embarrassante : l’Indonésie n’est pas préparée à gérer ses propres déchets dangereux. Le pays s’est construit sur un modèle d’industrialisation rapide, décentralisée, où les usines prolifèrent plus vite que les inspections. Et quand quelque chose tourne mal, on découvre à quel point les mécanismes de contrôle sont faibles.
La première mesure du gouvernement a été de suspendre temporairement l’importation de ferraille. Une précaution logique, presque rituelle. Puis, on a créé une « task force spéciale » composée de militaires, de policiers, de techniciens du nucléaire et de responsables du ministère de l’Environnement. Le tout accompagné d’un vocabulaire technocratique : « incident spécial », « gestion intégrée », « coordination interinstitutionnelle ». Autrement dit : personne ne sait vraiment qui est responsable.
Plus de 1 500 travailleurs ont été examinés, neuf sont contaminés, les autres attendent. Ceux qui présentent des symptômes reçoivent du bleu de Prusse, un antidote utilisé dans les cas d’exposition au césium. Pour le reste, on promet des examens complémentaires. Et le temps passe.
Le spectre du secret
Dans un pays où les catastrophes environnementales sont fréquentes mais rarement documentées, la question de la transparence reste la plus sensible. L’État parle de « communication responsable », les habitants parlent d’« informations filtrées ». Entre les deux, une méfiance ancienne, héritée d’années de gestion opaque des crises.
À Cikande, les autorités affirment que la contamination est localisée. Ce mot, répété comme un mantra, masque l’incertitude. Localisée où ? Pour combien de temps ? Dans les sols, dans l’air, dans les nappes phréatiques ? Aucune réponse claire.
Dans les médias, les reportages sont rares et souvent aseptisés. La presse indonésienne, très dépendante des institutions, relaie surtout les déclarations officielles. La réalité, elle, reste confinée derrière les clôtures de la zone industrielle.
Une radiographie du modèle indonésien
Ce qui se joue à Cikande dépasse le simple accident. Le drame met en lumière les failles d’un système : un État qui veut être moderne mais se comporte encore comme une monarchie administrative, une économie qui mise tout sur la croissance sans savoir en mesurer les effets secondaires, et une population habituée à subir les conséquences de décisions prises ailleurs.
Le césium-137, dans ce décor, agit comme un révélateur chimique. Il rend visible l’invisible : le déni institutionnel, la culture du secret, la fragilité du droit environnemental. Il rappelle aussi que l’industrialisation n’a jamais été neutre, surtout quand elle s’impose à un territoire sans contrôle citoyen.
L’amnésie comme politique publique
Le plus probable, c’est que l’affaire de Cikande suivra la trajectoire habituelle des scandales indonésiens : quelques semaines d’indignation, des promesses d’enquête, un silence progressif, puis l’oubli. Dans six mois, la zone aura peut-être été « nettoyée » — ou simplement recouverte d’une fine couche de ciment et d’un communiqué optimiste.
À Depok, en 2020, on avait déjà retrouvé une source de césium abandonnée dans un terrain vague. Le pays avait juré d’en tirer les leçons. Quatre ans plus tard, rien n’a changé. Ce n’est pas un oubli, c’est une méthode.
La radioactivité comme métaphore
Cikande n’est pas une apocalypse. C’est une piqûre de rappel, un symptôme d’un mal plus profond : celui d’une société où la toxicité se mesure moins en microsieverts qu’en mensonges par seconde.
Les radiations finiront peut-être par décroître. La confiance, elle, ne reviendra pas aussi vite.
Car dans cette histoire, le véritable danger n’est pas le césium dans le sol, mais le silence dans les institutions. Et celui-là, on n’a pas encore trouvé d’antidote.
Source :
https://nasional.kompas.com/read/2025/10/14/18035201/radiasi-di-cikande-sangat-tinggi-anggota-dpr-kita-tak-mau-seperti-chernobyl?page=all