Quand Java entre aux Tuileries : Raden Saleh, peintre et résistant
Un soir d’automne 1846, dans les salons tamisés du palais des Tuileries, un invité peu commun attire les regards. Sa silhouette élancée, drapée dans un manteau sombre aux broderies orientales, se détache au milieu des uniformes et des robes à crinoline. Il parle un français fluide, ponctué d’un léger accent guttural, et discute avec aisance de peinture, de politique et des peuples de Java. Les courtisans murmurent son nom : Raden Saleh, prince javanais, peintre venu des Indes néerlandaises, ami des grands d’Allemagne, et désormais hôte de la cour de Louis-Philippe.
Une trajectoire hors du commun
Né en 1811 à Semarang, sur l’île de Java, Raden Saleh Sjarif Boestaman appartient à une famille noble d’origine arabe hadramie. Dans un contexte de domination coloniale néerlandaise, il est repéré pour ses talents artistiques et envoyé en Europe en 1829 pour parfaire sa formation. Il étudie à Dresde et à Cobourg, s’imprègne du romantisme allemand, admire Géricault et Delacroix, puis séjourne brièvement en Italie et aux Pays-Bas. Vers 1845, il rejoint Paris, alors capitale culturelle de l’Europe.
L’Orient mis en scène dans les salons français
La monarchie de Juillet, sous Louis-Philippe, cherche à valoriser l’art et à affirmer sa légitimité par la culture. Le roi, passionné d’histoire, accueille avec curiosité ce peintre venu d’un Orient lointain. Raden Saleh est invité dans des salons aristocratiques, participe à des expositions, fréquente des diplomates et des mécènes. Il devient, pour quelques années, le visage raffiné de l’Orient cultivé, conforme aux attentes esthétiques et politiques de l’époque.
Ses œuvres frappent par leur puissance dramatique. Scènes de chasse, fauves enragés, cavaliers en lutte avec la nature : ces toiles, à la manière romantique, évoquent l’âpreté de la vie, mais aussi une forme de lutte symbolique. Raden Saleh transpose son propre combat dans la peinture : celui d’un homme entre deux mondes, pris entre l’identité javanaise et les exigences du regard colonial européen.
Un artiste en résistance silencieuse
Derrière ses tableaux, souvent perçus comme décoratifs ou exotiques par les collectionneurs européens, se cachent des allusions plus profondes. Certains critiques modernes voient dans ses compositions une critique voilée du colonialisme. Dans ses scènes de chasse, la bête traquée — féroce, digne, indomptée — devient une métaphore du peuple javanais sous domination. Les corps en lutte, le désordre sublime de la nature, rappellent un monde refusant de se laisser domestiquer.
De retour à Java en 1851, Raden Saleh ne se contente pas de reproduire les styles appris en Europe. Il construit une œuvre hybride, à la croisée des cultures, où l’art devient un langage de dignité face à l’oppression. Son tableau "La capture du prince Diponegoro", par exemple, est une réponse symbolique à une peinture hollandaise officielle du même événement. Là où le tableau colonial représente le prince comme un rebelle vaincu, Raden Saleh le peint avec noblesse et fierté, défiant du regard ses oppresseurs.
Père de la peinture moderne indonésienne
Raden Saleh est aujourd’hui reconnu comme le fondateur de la peinture moderne indonésienne. Le naturalisme des écoles néerlandaises, qu’il maîtrise, devient chez lui un outil pour raconter autre chose : la souffrance d’un peuple, la mémoire des luttes, et la grandeur d’une civilisation que l’Europe ne peut réduire à l’image d’un « Orient inférieur ».
À travers lui, une génération d’artistes indonésiens comprendra que l’art peut être politique sans être explicite. En intégrant les codes occidentaux, il retourne les outils de l’Empire contre l’Empire lui-même. Il n’imite pas, il transforme.
Un pont entre la France et l’Indonésie
Le séjour parisien de Raden Saleh ne fut pas un simple passage artistique. Il a ouvert un pont discret mais durable entre l’Europe et l’archipel indonésien. En exposant ses œuvres à Paris, en fréquentant la cour de Louis-Philippe, il inscrit la culture javanaise dans les réseaux diplomatiques et artistiques du monde moderne. Il est sans doute l’un des premiers artistes d’Asie du Sud-Est à être reconnu comme tel en Europe, sans être réduit à une curiosité coloniale.
Ce pont, aujourd’hui encore, demeure vivant. En France comme en Indonésie, on redécouvre son rôle non seulement comme peintre, mais comme passeur culturel, témoin d’un monde divisé, et résistant sans arme, mais avec un pinceau.
L’art et l’élégance du combat
Dans les salons dorés des Tuileries, Raden Saleh n’a pas élevé la voix. Il n’a pas proclamé son opposition à la colonisation. Mais dans ses tableaux, dans son regard, dans sa dignité calme, il a défendu une autre idée du monde : celle d’un Orient qui pense, qui crée, qui résiste.
Loin d’être un simple ornement dans les galeries européennes, Raden Saleh fut un messager discret d’un peuple blessé mais debout. Et cela, l’histoire commence à peine à le reconnaître.
En Indonésie, il est reconnu, certes, mais jamais à la hauteur des héros guerriers de son époque, comme le prince Diponegoro. C’est bien dommage…