Quand l’État indonésien cède 1,4 million d’hectares à des organisations religieuses : réforme foncière ou favoritisme ?
En juillet 2025, dans un relatif silence médiatique international, le gouvernement indonésien a annoncé son intention de redistribuer 1,4 million d’hectares de terres dites « inactives » à des principales organisations religieuses musulmanes du pays, notamment Nahdlatul Ulama (NU) et Muhammadiyah.
Une annonce discrète, un impact colossal
Présentée comme une mesure de réforme agraire visant à dynamiser des terres « dormantes », cette décision soulève de nombreuses interrogations sur ses implications politiques, sociales et environnementales.
Pour mieux en saisir la portée, rappelons qu’1,4 million d’hectares représentent environ 14 000 km², soit l’équivalent du département français de la Gironde, le plus vaste de France métropolitaine. C’est aussi plus grand que l’ensemble de la région Île-de-France, ou encore que la totalité du territoire du Kosovo. Il ne s’agit donc pas d’une opération symbolique, mais d’un transfert massif de propriété foncière.
Les justifications du gouvernement
Le ministre indonésien de l’Agronomie, Nusron Wahid, a défendu cette politique en insistant sur le caractère légal de la procédure : les terrains concernés n’auraient pas été exploités depuis au moins 587 jours, ce qui permettrait à l’État d’en reprendre le contrôle conformément à la loi. La redistribution s’inscrirait donc dans une logique de justice sociale, visant à réallouer des ressources foncières à des acteurs capables de les mettre au service du peuple.
Les principaux bénéficiaires désignés, NU et Muhammadiyah, ne sont pas n’importe quelles entités. Ces deux organisations religieuses gèrent des milliers d’écoles, d’universités, d’hôpitaux et d’œuvres sociales à travers l’archipel. Le gouvernement estime qu’elles sont mieux placées que les entreprises privées pour assurer une gestion éthique et productive de ces terres.
Une décision à double tranchant
Mais cette décision, derrière son apparente rationalité, pose au moins trois problèmes majeurs.
Le premier est celui de l’équité. Pourquoi octroyer une aussi vaste étendue foncière à des organisations religieuses musulmanes, dans un pays officiellement pluraliste et multi-religieux ? Les communautés chrétiennes, hindoues, bouddhistes ou les peuples autochtones, pourtant souvent marginalisés, n’ont pas été mentionnés comme bénéficiaires. De plus, les coopératives paysannes, les groupements de femmes rurales ou les associations écologistes n’ont pas été consultés.
Le deuxième problème est celui de la transparence. Aucun mécanisme clair de sélection ou de contrôle n’a été communiqué au public. La redistribution semble s’être opérée par voie d’accord direct entre l’État et les institutions religieuses concernées, sans consultation locale, sans appel d’offres, et sans évaluation environnementale préalable. Difficile de ne pas y voir un geste politique, destiné à consolider les alliances entre le pouvoir exécutif et les milieux religieux.
Enfin, il faut se demander quel sera l’impact sur les territoires concernés. Certaines de ces terres se trouvent probablement en zones forestières, sur des terres traditionnelles ou dans des régions où des conflits fonciers existent déjà. Donner ces terres à des acteurs extérieurs, même reconnus, pourrait aggraver les tensions, entraîner des expulsions silencieuses ou causer une déforestation importante.
Réforme ou reproduction des inégalités ?
Il serait injuste de réduire NU et Muhammadiyah à de simples instruments du pouvoir. Ces organisations disposent d’un ancrage social réel, et leurs initiatives dans le domaine de la santé, de l’éducation et de l’aide aux plus démunis sont largement reconnues. Toutefois, confier des millions d’hectares à des institutions déjà puissantes revient aussi à renforcer les dynamiques de concentration foncière, au détriment de la pluralité des acteurs de la société civile.
Une véritable réforme agraire devrait reposer sur des principes de justice distributive, de consultation démocratique et de reconnaissance des droits des communautés locales. Elle devrait viser à décentraliser, non à reconcentrer. À cet égard, la politique actuelle semble moins guidée par un souci d’équité que par une logique de proximité entre pouvoir politique et autorité religieuse.
Un précédent préoccupant
L’histoire récente de l’Indonésie est jalonnée de conflits fonciers, souvent sanglants, opposant les communautés autochtones aux entreprises minières, aux plantations de palmiers à huile ou à l’armée. Dans ce contexte, la remise de vastes terres à des entités religieuses peut ouvrir la voie à une nouvelle forme d’accaparement, masquée par le vernis du bien commun.
En conclusion, il ne suffit pas d’invoquer l’intérêt général pour justifier une politique foncière d’une telle ampleur. Encore faut-il s’assurer que cette politique serve réellement ceux qui en ont besoin, dans le respect de la diversité culturelle, religieuse et sociale du pays. Car si la terre devient une monnaie d’échange entre l’État et ses alliés, ce sont les marges — rurales, indigènes, silencieuses — qui risquent une fois de plus d’être sacrifiées.