Tolérance en Indonésie : entre mise en scène et réalités complexes
À première vue, l’Indonésie, le plus grand pays musulman du monde, est souvent presentée comme un modèle exemplaire de tolérance religieuse. Sa devise nationale, Bhinneka Tunggal Ika — « Unité dans la diversité » — semble illustrer une société où cohabitent pacifiquement musulmans, chrétiens, hindous, bouddhistes, et d’autres minorités religieuses.
Une tolérance en trompe-l’œil ?
Mais derrière cette façade idyllique se cache une réalité beaucoup plus nuancée, parfois sombre, que de nombreux observateurs étrangers peinent à percevoir.
Andreas Harsono, chercheur indépendant pour Human Rights Watch, dénonce cette « tolérance mise en scène » qui sert à masquer les discriminations, violences et répressions subies par les minorités religieuses.
Selon lui, la société indonésienne affiche une façade de tolérance, mais derrière cette façade, les minorités continuent de faire face à des violences, à des discriminations et à des restrictions de leurs droits fondamentaux. Autrement dit, la tolérance existe tant qu’elle ne dérange pas la majorité.
Cette dichotomie entre image et réalité soulève de nombreuses questions sur la nature même de la tolérance en Indonésie, ses limites, ses contradictions, mais aussi sur les responsabilités de tous les acteurs impliqués.
Pluralisme religieux en Indonésie : promesse, pratique, paradoxes
Le récit officiel en Indonésie parle à voix haute d’une coexistence paisible entre les religions.
Les grandes organisations musulmanes, comme Nahdlatul Ulama (NU) et Muhammadiyah, jouent un rôle important dans la promotion de cette image. Elles sont présentées comme des garants d’un islam modéré, qui encourage le dialogue interreligieux et respecte la diversité.
Cependant, cette image est largement contestée par les faits. Dans la réalité quotidienne, les minorités religieuses — notamment les chrétiens, les Ahmadiyyas, les Bahá’ís, mais aussi certains groupes musulmans dissidents — font régulièrement face à des discriminations institutionnelles, à des violences communautaires, et à des restrictions administratives.
Rien qu’en 2022, le Setara Institute for Democracy and Peace a rapporté 175 incidents relatifs à la liberté de religion ou de conviction en Indonésie, totalisant 333 actes d’intolérance ou violations, allant de l’entrave à la construction de lieux de culte à des accusations de blasphème, majoritairement concentrés à Java occidental, Jakarta et Java oriental
Ce paradoxe s’explique en partie par la nature des institutions religieuses en Indonésie. Les grandes organisations musulmanes tendent à privilégier la stabilité politique et sociale, en évitant de confronter directement le pouvoir ou de défendre avec force les minorités religieuses. Leur discours modéré peut ainsi servir d’écran de fumée pour dissimuler des complicités tacites avec des politiques discriminatoires.
Faut-il blâmer la majorité musulmane ?
Une question délicate se pose alors : faut-il blâmer la majorité musulmane pour ces dérives ? La réponse n’est ni simple ni manichéenne.
Il serait injuste de réduire la majorité musulmane à un bloc homogène responsable des discriminations. La société indonésienne est plurielle, et de nombreuses voix musulmanes s’élèvent courageusement contre l’intolérance.
Parmi elles, des intellectuels et militants comme Permadi Arya (Abu Janda) ou Ade Armando appellent à un débat public sincère sur la liberté religieuse et les droits humains, souvent au prix de fortes pressions et menaces.
Il convient également de souligner que dans les manifestations contre l’intolérance, de nombreux musulmans participent activement, y compris des femmes portant le voile, témoignant ainsi de leur engagement en faveur du respect des droits et de la liberté religieuse.
Responsabilités partagées et dynamique du statu quo
Mais ce combat est rendu difficile par un autre phénomène moins visible : la complicité des dirigeants des minorités religieuses elles-mêmes. Par peur de perdre leurs privilèges, ou par simple lâcheté, ces élites préfèrent souvent s’aligner sur le pouvoir dominant au lieu de défendre fermement leurs communautés.
Cette allégeance opportuniste renforce les mécanismes de domination et affaiblit la résistance collective face aux discriminations. Il ne faut donc pas blâmer la majorité musulmane dans son ensemble.
La responsabilité principale revient surtout à des dirigeants minoritaires eux-mêmes, complices par leur lâcheté ou leur allégeance au régime en place. Cette posture facilite le maintien d’un statu quo qui dessert l’ensemble des minorités.
Divisions qui fragilisent la solidarité
Par ailleurs, les minorités religieuses n’ont jamais formé un bloc uni. Au contraire, certaines divisions internes affaiblissent leur capacité de résistance commune. Par exemple, au sein du christianisme indonésien, des membres de grandes dénominations, parfois bien établies sur le plan institutionnel, ne cachent pas leur satisfaction lorsque des petites églises qualifiées d’« hérétiques » sont visées ou attaquées.
Ces tensions interconfessionnelles ou intraconfessionnelles renforcent une fragmentation qui profite aux acteurs dominants, en affaiblissant les coalitions nécessaires à une défense efficace des droits et de la liberté religieuse.
Ainsi, la responsabilité est partagée. La majorité musulmane ne peut être accusée de manière simpliste, tandis que certains leaders minoritaires contribuent, par leur passivité ou leur collaboration, à perpétuer un système injuste.
Ce double jeu nourrit un climat où la « tolérance » devient un concept creux, exploité à des fins politiques plus qu’un véritable engagement moral.
Une législation discriminatoire et ses conséquences
Les lois en vigueur renforcent cette ambivalence. La loi sur le blasphème, adoptée en 1965, ainsi que la loi sur l’harmonie religieuse de 2006, ont été utilisées pour restreindre la liberté religieuse et sanctionner des expressions perçues comme contraires à la doctrine majoritaire. Ces lois servent souvent d’arme contre les minorités, alimentant un climat d’intimidation.
En 2022, l’adoption d’un nouveau code pénal en Indonésie a suscité de vives inquiétudes, notamment en raison du maintien des sanctions pour blasphème et de dispositions perçues comme pouvant criminaliser l’apostasie, renforçant ainsi les restrictions pesant sur la liberté de conscience.
Par ailleurs, des initiatives telles que la certification halal obligatoire pour les produits alimentaires et les boissons, entrée en vigueur en octobre 2024, ont également soulevé des préoccupations.
Bien que cette mesure vise principalement les entreprises de taille moyenne et grande, elle a des implications pour les minorités religieuses, qui pourraient se voir contraintes de se conformer à des normes religieuses dominantes. Cette situation illustre comment des politiques publiques peuvent, de manière indirecte, affecter la liberté religieuse et la diversité des croyances en Indonésie.
Amnesty International a alerté sur ces évolutions, dénonçant un recul des droits fondamentaux en matière de liberté religieuse et d’expression. Ces textes législatifs, loin d’assurer la protection de tous les citoyens, deviennent des instruments d’exclusion et de marginalisation.
Tolérance dans les régions non musulmanes et la question chrétienne
Dans les régions à majorité non musulmane en Indonésie, comme en Papouasie, aux Moluques ou à Bali, la tolérance est souvent tout aussi complexe que dans les régions majoritairement musulmanes de Java ou de Sumatra. Dans ces régions, la coexistence pacifique existe, mais les tensions liées à l’identité, à l’histoire et à la politique restent présentes et affectent les relations interreligieuses.
À Manado (Sulawesi du Nord), ville majoritairement chrétienne, des événements récents en 2023 ont montré que la coexistence reste fragile. Des manifestations de groupes religieux conservateurs, notamment des évangéliques soutenant fermement Israël, ont créé des divisions avec la majorité locale, plutôt pro-palestinienne.
Parallèlement, en Papouasie, les fortes revendications indépendantistes reflètent aussi les tensions sous-jacentes. De plus, les défilés avec des drapeaux israéliens, souvent relayés sur les réseaux sociaux, renforcent la déception de la majorité des Indonésiens et alimentent les théories du complot étranger fréquemment évoquées par des figures nationalistes.
Ainsi, la tolérance dépend autant du contexte social et politique que de la religion. En général, les communautés chrétiennes adoptent une tolérance pragmatique, sans être complètement à l’abri de violences ou discriminations.
La visite du Pape François : entre symbolisme et réalité
L’ambivalence de la « tolérance indonésienne » s’est révélée lors de la visite du Pape François à Jakarta en 2024. Présentée comme un symbole d’unité religieuse, cette visite a donné lieu à une déclaration conjointe avec le grand imam de la mosquée Istiqlal, où les deux leaders ont appelé au respect mutuel et au dialogue entre religions.
Cependant, plusieurs observateurs ont exprimé des réserves, évoquant une forme de mise en scène diplomatique qui occulterait certaines réalités. On peut dès lors s’interroger : pourquoi cette visite a-t-elle soigneusement évité des lieux qui mériteraient pourtant davantage d’attention, comme le Sultanat de Yogyakarta, souvent cité comme un exemple vivant de coexistence religieuse harmonieuse ?
L'absence du Pape dans ce lieu emblématique soulève une question de fond : pourquoi écarter un site qui incarne une tolérance authentique, au profit d’une mise en scène plus maîtrisée et lissée ? Ce choix semble refléter une préférence pour l’apparence plutôt que pour la substance, pour le symbole contrôlé plutôt que pour la vérité vécue.
Un miroir tendu à la France
Le constat dressé sur l’Indonésie trouve un écho troublant en France. Là aussi, le vivre-ensemble et la liberté religieuse sont au cœur des débats, parfois dans un climat tendu, marqué par la montée des extrémismes et les controverses autour de la laïcité.
Comme en Indonésie, la France est confrontée à la difficulté d’incarner une tolérance réelle, au-delà des postures symboliques. La tentation est grande d’instrumentaliser la religion ou l’identité à des fins politiques, souvent au détriment des plus vulnérables.
Dans les deux contextes, la tolérance exige davantage que des déclarations officielles ou des lois qui restent lettre morte. Elle nécessite un engagement concret, courageux, des institutions prêtes à défendre sans ambiguïté les droits de chacun, et une société civile qui ose porter des voix critiques et libérales.
À l’image des militants musulmans indonésiens qui défendent la liberté contre vents et marées, la France aussi a besoin de figures capables de réconcilier respect des diversités et exigence d’égalité.
La véritable tolérance n’est pas un slogan, mais une réalité à construire chaque jour, dans les actions ordinaires, les débats sincères, et les luttes pour la justice.
Sources et références
- Blog personnel d'Andreas Harsono
https://www.andreasharsono.net/
- « L’Indonésie est-elle en train de devenir comme le Pakistan ? »
https://es.carnegiecouncil.org/media/series/asia/20180228-is-indonesia-becoming-like-pakistan-andreas-harsono
- International Christian Concern : persécution des chrétiens en Indonésie
https://www.persecution.org/category/indonesia/
- Reportages et analyses diverses sur les discriminations religieuses en Indonésie (Human Rights Watch, Amnesty International, UCA News, AED, Portes Ouvertes)