L’axe Jakarta–Moscou : une multipolarité sous tension
Alors que l’Occident concentre son attention sur la guerre en Ukraine, la crise climatique et les défis technologiques, l’Indonésie emprunte une voie qui suscite le questionnement : le président Prabowo Subianto se rendra à Moscou le 18 juin pour rencontrer Vladimir Poutine.
Ce déplacement, loin d’être un simple geste protocolaire, soulève des interrogations cruciales quant à la direction géopolitique de ce pays stratégique d’Asie du Sud-Est, tiraillé entre l’affirmation d’une autonomie stratégique et le risque d’un rapprochement ambigu avec un régime autoritaire.
Pragmatique ou moralement ambigu ?
L’Indonésie s’appuie traditionnellement sur le principe de non-alignement, hérité de la Conférence de Bandung (1955), pour justifier sa diplomatie multilatérale. Dans ce cadre, entretenir des relations avec Moscou ou Washington n’est en théorie qu’une question d’équilibre. Mais dans le contexte actuel de guerre en Ukraine et de sanctions internationales contre la Russie, ce choix ne peut être perçu comme neutre.
L’Indonésie a des raisons pragmatiques : diversifier ses partenariats, notamment en matière d’armement et d’énergie. La Russie est depuis longtemps un fournisseur important pour la région. Pourtant, ignorer les implications politiques de cette alliance, en particulier la légitimation implicite d’un pouvoir fondé sur la répression et l’agression militaire, paraît problématique.
Un signal inquiétant pour les démocraties du Sud
Au-delà de la dimension diplomatique, ce rapprochement envoie un message politique lourd. Prabowo, dont le passé militaire est controversé et marqué par des accusations de violations des droits humains au Timor oriental et en Papouasie, risque d’influencer négativement l’évolution démocratique de son pays.
S’allier, même tacitement, à un régime qui a annexé la Crimée, réprimé violemment l’opposition et limité les libertés, renforce les inquiétudes quant à la montée possible d’un autoritarisme justifié au nom de la stabilité et de la souveraineté. Human Rights Watch alertait en mai 2024 sur ce point, soulignant les dangers d’un tel rapprochement.
Multipolarité ou fragmentation ?
Il serait simpliste de réduire cet axe Jakarta–Moscou à un simple retour de l’autoritarisme. Le contexte mondial est complexe, et nombreux sont les pays du Sud qui se sentent marginalisés par les institutions dominées par l’Occident. Leur aspiration à une multipolarité plus juste est compréhensible, voire légitime.
Mais cette multipolarité ne saurait s’établir au détriment des principes fondamentaux du droit international et du respect des droits humains. La question essentielle reste : quelle vision du monde l’Indonésie veut-elle incarner ? Celle d’une puissance régionale ouverte à tous les dialogues, ou celle d’un acteur pragmatique prêt à fermer les yeux sur les dérives autoritaires au nom d’intérêts nationaux immédiats ?
Entre responsabilité et influence
Dans un monde en mutation, l’Indonésie a le potentiel d’être un acteur majeur — non en reproduisant les logiques traditionnelles de puissance brute, mais en proposant un modèle diplomatique fondé sur la coopération, la justice et la paix. Cela demande une politique étrangère cohérente, éthique, et consciente du message qu’elle véhicule.
Le voyage de Prabowo à Moscou marquera sans doute une étape importante. Il revient aux citoyens indonésiens, mais aussi à la communauté internationale, de rester vigilants afin que ce rapprochement ne devienne pas le prétexte à une dérive autoritaire déguisée en autonomie stratégique.