Jokowi, l’étoile filante de la politique indonésienne : ascension populaire, chute dynastique
Joko Widodo, plus connu sous le nom de Jokowi, incarne l’une des trajectoires politiques les plus spectaculaires de l’histoire contemporaine indonésienne.
De la simplicité au sommet
Né en 1961 dans une famille modeste de Solo, issu d’un milieu ouvrier — souvent présenté comme charpentier, évoquant chez certains l’image de Jésus de Nazareth, Jokowi a captivé l’imaginaire populaire par son humilité, sa proximité avec le peuple et son image d’homme neuf dans une scène politique gangrenée par la corruption, l’élitisme et l’héritage militaire.
De maire de Solo à gouverneur de Jakarta, puis Président de la République, il est devenu en l’espace de quinze ans une figure incontournable de la vie politique nationale… avant que son étoile ne pâlisse, ternie par des accusations de corruption, un népotisme affirmé, et une dérive autoritaire inquiétante.
Cet article retrace l’ascension et la chute de Jokowi, tout en s’interrogeant sur l’héritage d’une dynastie qu’il a lui-même contribué à bâtir. De l’icône du réformisme au symbole d’un pouvoir familial replié sur lui-même, Jokowi n’est plus le héros du peuple, mais un prince déchu, contesté jusque dans ses propres bastions.
L’ascension fulgurante : l’espoir d’un homme neuf
L’entrée en politique de Jokowi en 2005 comme maire de Surakarta (Solo) constitue un tournant. Il y applique un style de gouvernance participatif, réorganise les marchés traditionnels, favorise la culture, développe les transports urbains, et, surtout, refuse les pratiques classiques de corruption. Il séduit par sa simplicité, visitant les quartiers populaires sans protocole, incarnant un modèle de leadership en rupture avec l’ancienne élite militaro-politique post-Suharto.
En 2012, il devient gouverneur de Jakarta avec Basuki Tjahaja Purnama (Ahok), chrétien sino-indonésien au franc-parler redouté, comme vice-gouverneur — une alliance symbolique entre pluralisme et réforme dans une capitale marquée par les tensions identitaires. Il y poursuit des réformes urbaines, notamment dans les infrastructures, le logement, et les services sociaux, malgré les critiques sur les évictions forcées. L’enthousiasme reste néanmoins fort : Jokowi apparaît comme l’alternative « propre » et moderne à la vieille garde.
En 2014, il est élu président, porté par une vague d’espoir. Il est le premier président indonésien à ne pas être issu des élites militaires ou politiques traditionnelles. Un symbole fort dans un pays encore hanté par la mémoire de Suharto.
Le président des infrastructures… et des compromis
Durant ses deux mandats (2014–2019 et 2019–2024), Jokowi se concentre sur le développement des infrastructures : routes, ponts, chemins de fer, aéroports, et surtout la construction de la future capitale Nusantara à Bornéo. Il s’entoure de technocrates, cherche à attirer les investissements étrangers, notamment chinois à travers la "Belt and Road Initiative".
Mais ce volontarisme s’accompagne d’un compromis croissant avec les anciens cercles du pouvoir. Il s’allie à Prabowo Subianto, son ancien rival, qu’il nomme ministre de la Défense. Il se rapproche de certains oligarques, et s’ouvre aux dynamiques clientélistes.
Le choc est rude pour ses soutiens initiaux : Jokowi s’éloigne de plus en plus de ses promesses démocratiques. La liberté de la presse régresse, les ONG sont surveillées, les critiques sont criminalisées sous des lois de plus en plus autoritaires. Il défend des réformes du droit du travail qui favorisent les entreprises au détriment des travailleurs. Il approuve un nouveau Code pénal aux relents réactionnaires. En Papouasie, la militarisation s’intensifie, les exactions se multiplient, la voix des peuples autochtones est réprimée.
Dynastie Jokowi : de Gibran au népotisme assumé
Le véritable tournant de la présidence Jokowi se produit lorsqu’il engage son fils, Gibran Rakabuming Raka, dans la politique. Élu maire de Solo en 2020, Gibran devient ensuite colistier de Prabowo lors de la présidentielle de 2024. Pour rendre cela possible, la Cour constitutionnelle modifie de manière controversée les critères d’âge pour se présenter aux élections – une décision rendue par le beau-frère de Jokowi lui-même, Anwar Usman.
Cette ingérence manifeste dans la justice choque l’opinion publique et révèle la dérive dynastique du président. Lui qui fut élu comme symbole de rupture avec le népotisme, devient l’architecte d’une nouvelle lignée politique. Le rêve démocratique se transforme en cauchemar néo-féodal.
De l’homme du peuple à l’homme des scandales
En 2025, l’image de Jokowi s’effondre, en dépit de certains sondages affichant encore jusqu’à 70 % de taux de satisfaction — des chiffres dont la fiabilité peut légitimement être mise en doute.
Des rapports d’organismes internationaux et des enquêtes journalistiques révèlent une collusion croissante entre son cercle familial et plusieurs conglomérats indonésiens. Le coût astronomique du projet Nusantara, son opacité, et les intérêts privés qui y sont liés, suscitent la colère.
L’ancien "homme du peuple" est désormais accusé d’avoir utilisé l’État comme tremplin pour sa propre famille. Plusieurs ONG, à l’instar de Transparency International, classent désormais l’Indonésie parmi les pays les plus préoccupants en matière de corruption.
Dans une déclaration controversée, l’ONG anticorruption OCCRP a désigné le président indonésien Joko Widodo comme “l’un des hommes les plus corrompus de la planète”, le comparant à Bachar el-Assad et à d’autres dirigeants autoritaires. Une prise de position choc qui témoigne de l’impopularité croissante du chef d’État sur la scène internationale.
Dans le même temps, Jokowi, dont l’état de santé a récemment suscité des spéculations, se retire progressivement de la vie publique. Mais les rumeurs sur ses tentatives d’influencer encore les sphères du pouvoir en coulisse persistent.
Héritage et avenir : un crépuscule démocratique ?
Quel est l’héritage de Jokowi ? Peut-on séparer l’homme de ses actes, le réformateur du corrupteur, le bâtisseur du dynaste ? Son règne aura été paradoxal : il aura à la fois modernisé l’Indonésie et sapé ses fondations démocratiques.
Le Jokowi de 2014 représentait un espoir. Celui de 2024 symbolise une trahison. Il laisse derrière lui une démocratie fragilisée, un pouvoir judiciaire affaibli, une opposition réduite au silence, et une dynastie en construction dont le premier représentant – Gibran – pourrait n’être qu’un pion dans une politique de façade plus autoritaire qu’elle ne le laisse croire.
L’étoile filante ou l’illusion du changement
Jokowi aura été une étoile filante dans le ciel politique indonésien : brillante, surprenante, éblouissante... mais de courte durée. Il a illuminé l’horizon d’un peuple avide de changement, avant de se désintégrer dans les sphères du pouvoir, emportant avec lui les espoirs de réformes durables. Son destin illustre une vérité amère : dans un système politique rongé par les logiques clientélistes et oligarchiques, même les hommes les plus sincères peuvent devenir les architectes involontaires de leur propre trahison.
La dynastie Jokowi survivra-t-elle ? Peut-être. Mais l’ombre qui plane désormais sur son nom sera difficile à effacer. L’histoire retiendra peut-être qu’il fut le Mandela rêvé devenu Marcos déguisé, un homme simple pris dans le piège du pouvoir, et un président qui, au lieu de libérer la démocratie indonésienne, a renforcé ses chaînes dorées.