Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 17 septembre 2025

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Indonésie : militaires renforcés, démocratie en sursis

La Cour constitutionnelle indonésienne a rejeté le recours de la société civile contre la loi élargissant le rôle de l’armée. Entre influence militaire accrue et pressions religieuses, la démocratie du pays reste fragile.

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Indonésie : militaires renforcés, démocratie en sursis

La Cour constitutionnelle d’Indonésie a confirmé, le 17 septembre, la légalité de la loi élargissant le rôle de l’armée dans la sphère civile. Le texte permet désormais aux militaires de s’impliquer dans des secteurs comme la sécurité alimentaire, la distribution d’aides sociales ou encore la gestion de manifestations.

Pour le gouvernement, cette réforme répond à une logique d’efficacité : l’armée dispose de moyens et d’une discipline qui font défaut à certaines administrations. Mais pour de nombreux observateurs, ce choix marque un pas de plus vers une militarisation de la vie publique, et fait ressurgir le spectre du Nouvel Ordre de Suharto (1967-1998), où les militaires dominaient tous les aspects de l’État.

Le retour du militaire dans le civil

En Indonésie, la frontière entre pouvoir civil et pouvoir militaire a toujours été poreuse. Les réformes de la fin des années 1990 avaient cherché à réduire cette influence. Aujourd’hui, ces efforts semblent remis en cause.

L’armée devient non seulement garante de la sécurité, mais aussi actrice directe de la gestion sociale et économique. À terme, cela risque d’installer une forme de « caste institutionnelle », un corps séparé, jouissant de privilèges particuliers et difficilement contrôlable par des mécanismes démocratiques.

Une société civile active, mais fragmentée

Bien que très active, la société civile indonésienne demeure fragmentée et ne constitue pas un front uni capable de défendre efficacement la démocratie.

Des manifestations étudiantes et citoyennes se tiennent régulièrement, témoignant d’un désir constant de transparence et de justice. Cependant, leur impact demeure limité. Aucun mouvement n’a jamais atteint le stade d’une « grève générale », impliquant l’arrêt simultané et coordonné de l’ensemble des secteurs économiques.

Plusieurs facteurs permettent de comprendre cette situation :

  • Divisions internes : les mouvements sociaux indonésiens restent dispersés et souvent fragmentés par des clivages régionaux, religieux ou idéologiques, et certains de leurs leaders peuvent être facilement cooptés.
  • Fatigue politique : une partie de la population accepte le rôle accru de l’armée par pragmatisme, considérant que stabilité et efficacité priment sur les débats démocratiques.
  • Vulnérabilité face au religieux : des groupes islamistes mieux organisés et structurés pourraient récupérer l’espace laissé vacant par une société civile éclatée.

Le risque d’une récupération islamiste

Un observateur français, familier du pays, résume ainsi : « En Indonésie comme dans beaucoup de pays musulmans, si ce n’est pas l’armée qui domine, ce sont les islamistes qui finissent par occuper le vide. »

L’avertissement fait écho aux expériences du printemps arabe. En Égypte, les mobilisations démocratiques de 2011 ont rapidement été suivies par une victoire électorale des Frères musulmans, puis par un retour brutal au pouvoir militaire. La Tunisie, malgré un départ plus prometteur, a elle aussi vu ses institutions fragilisées par des tensions entre acteurs civils et religieux.

Si l’Indonésie se distingue par une histoire de pluralisme, elle n’échappe pas pour autant au danger d’une polarisation entre autorité militaire et mouvances islamistes – un risque qu’il serait imprudent de sous-estimer.

Le pragmatisme comme fil conducteur

Au fond, c’est le pragmatisme qui prévaut. Une partie des élites et de la population soutient le renforcement du rôle de l’armée, au nom de l’efficacité et de la stabilité. Une autre partie milite pour une démocratie plus ouverte, consciente que cela peut laisser l’espace civil aux acteurs religieux organisés. Dans les deux cas, la démocratie parlementaire reste fragile, dépendante d’équilibres délicats entre forces plus puissantes qu’elle.

Certains observateurs évoquent la possibilité d’une insurrection civique radicale, à l’image du Népal en septembre 2025, où la mobilisation populaire dépasse les cadres institutionnels pour tenter de remodeler l’État. Cependant, en Indonésie, plusieurs facteurs rendent ce scénario improbable : la société civile y est fragmentée, l’armée reste puissante, bien organisée et loyale au régime, et les divers attachements religieux et culturels rendent difficile la formation d’un front unifié capable de mobiliser massivement contre l’État.

Au vu de la situation actuelle, l’Indonésie est plus susceptible d’évoluer par tensions graduelles, négociations et pressions institutionnelles que par un bouleversement violent. La fragilité de sa démocratie réside donc moins dans un risque de révolution que dans la capacité limitée des citoyens et des organisations civiles à influencer les décisions face à l’armée et aux acteurs religieux influents.

Un avenir incertain, mais porteur d’espoir

La trajectoire indonésienne n’est pas une progression linéaire vers plus de liberté, mais elle révèle les tensions et les ambiguïtés d’une démocratie où le militaire conserve un poids historique et où le religieux reste une force mobilisatrice.

L’avenir ne se joue pas uniquement dans la rue ou dans les urnes, mais aussi dans la capacité des institutions à trouver un équilibre : préserver suffisamment d’ouverture pour encourager la participation citoyenne, tout en assurant un contrôle qui empêche les excès, qu’ils soient militaires ou religieux.

L’Indonésie n’est pas condamnée à reproduire les trajectoires du Moyen-Orient. Sa diversité culturelle, son pluralisme religieux et son histoire politique lui donnent des atouts uniques pour façonner une démocratie à sa mesure. Malgré sa fragmentation, la société civile reste dynamique, et des institutions vigilantes peuvent transformer les tensions en compromis constructifs.

Malgré sa vulnérabilité, la démocratie indonésienne dispose de moyens concrets pour se consolider. Son avenir dépend moins d’un idéal abstrait que de la capacité des acteurs — civils, militaires et religieux — à dialoguer, négocier et coexister dans des institutions solides. L’espoir tient à cette possibilité : que vigilance, participation et responsabilité collective construisent une démocratie durable et résiliente.

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