Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 17 octobre 2025

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Pourquoi la jeunesse indonésienne échoue là où celle de Madagascar triomphe

En vingt jours, la jeunesse malgache a renversé un régime corrompu. En Indonésie, malgré des morts et une répression féroce, la génération Z échoue à fissurer un pouvoir autoritaire solidement enraciné. Deux jeunesses, deux colères, deux destins politiques opposés.

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Pourquoi la jeunesse indonésienne échoue là où celle de Madagascar triomphe  

La fulgurance malgache  

À Madagascar, en vingt jours, la Génération Z a réussi ce que d’autres mouvements dans le monde n’ont jamais pu faire : pousser un régime corrompu à se déliter de l’intérieur, forcer la chute du gouvernement, imposer un nouveau rapport de force entre l’État et la rue. Cette victoire rapide, presque fulgurante, contraste violemment avec ce qui se passe en Indonésie, où les institutions sécuritaires se renforcent, où chaque vague de contestation semble se briser contre un mur d’acier — celui d’un pouvoir militaire conforté, sûr de lui, et protégé par les lois.

Ce qui s’est joué à Antananarivo n’est pas seulement une colère sociale. C’est une révolte née d’une humiliation quotidienne : l’eau coupée, l’électricité absente, les factures qui montent, les écoles fermées, l’État invisible. La corruption n’était plus un mot abstrait, c’était la panne de lumière à huit heures du soir, le robinet sec, l’enfant malade faute d’hôpital. Et cette fois, c’est une génération connectée, jeune, impatiente, qui a décidé de dire non. Sur TikTok, sur X, sur WhatsApp, la colère s’est transformée en stratégie. En quelques jours, la rue a pris la main, les réseaux ont fait le reste. Les vidéos de répression ont circulé, les visages des policiers ont été reconnus, les hashtags ont explosé. Le pouvoir, pris de vitesse, a cru pouvoir étouffer le feu. Il l’a nourri.

À mesure que la foule grossissait, les fissures se sont ouvertes dans la machine d’État. Certains militaires ont hésité, d’autres ont refusé de tirer. Les élites, sentant le vent tourner, ont commencé à se protéger, à dénoncer à demi-mot la corruption qu’elles servaient la veille. Le président Rajoelina, isolé, a tenté un remaniement, un geste trop tardif. Le gouvernement est tombé, la rue a gagné. Vingt jours. Moins qu’un mois pour transformer la peur en pouvoir.

Jakarta : la révolte qui s’éteint  

En Indonésie, la même jeunesse descend aussi dans la rue. Mais ici, le système ne tremble pas. Il encaisse, absorbe, puis réplique. Depuis 2024, les manifestations se multiplient à Jakarta, Bandung ou Yogyakarta : les étudiants et les jeunes travailleurs réclament la dissolution du Parlement, qu’ils accusent d’être une institution fossilisée, déconnectée du peuple, colonisée par les intérêts militaires et les oligarchies économiques.

Leur cri est clair, mais l’écho est faible. Les leaders émergent, galvanisent les foules, avant d’être cooptés, divisés, ou criminalisés. Certains rejoignent des partis d’opposition, vite transformés en oppositions contrôlées, utiles au régime pour simuler le pluralisme. D’autres sont poursuivis pour “incitation à la haine” ou “diffusion de fausses informations”, parfois emprisonnés, souvent épuisés. Quelques-uns disparaissent des radars, fatigués par la surveillance, les menaces, la solitude. Le mouvement se vide de sa force. La solidarité s’effrite, les alliances se fragmentent, chacun cherchant à sauver sa peau.

Et puis, il y a eu la répression sanglante.  

À Jakarta, Surabaya et Makassar, au moins dix morts lors des affrontements de mars et d’avril 2025. Des centaines d’autres blessés, arrêtés, battus. Les images ont circulé brièvement avant d’être effacées. La colère n’a rien produit de tangible : pas d’ouverture politique, pas même une enquête indépendante. Le sang a coulé, mais pour rien. Les députés ont voté la loi militaire controversée, consolidant encore davantage le pouvoir des forces armées dans la vie civile. La jeunesse indonésienne a découvert que même la mort ne faisait plus trembler le régime.

La répression n’est plus ici un spectacle : elle est silencieuse, bureaucratique, intégrée au fonctionnement du pouvoir. Le régime ne tire qu’en dernier recours, puis efface les traces. Il n’étouffe pas seulement les protestations : il en efface la mémoire.

Un État trop fort, une société trop prudente  

À Madagascar, la colère a explosé parce que l’État n’existait plus. En Indonésie, elle s’étouffe parce qu’il est trop fort. Là-bas, la répression était brutale mais désordonnée ; ici, elle est rationnelle, efficace, légale. Là-bas, les divisions de l’armée ont ouvert une brèche ; ici, le commandement reste uni. Là-bas, les jeunes ont inventé une parole collective ; ici, la fragmentation, les rivalités, les infiltrations empêchent toute cohésion durable.  

Les étudiants indonésiens protestent contre des lois, des symboles, des principes abstraits. À Madagascar, on protestait pour l’eau, la lumière, la survie. L’une est une colère d’idées, l’autre une colère de ventre. Et dans un monde saturé d’images, c’est la souffrance visible, concrète, qui renverse les régimes. Quand les policiers frappent des citoyens qui n’ont plus rien à perdre, la peur change de camp. Quand ils frappent des jeunes qui rêvent encore d’un avenir, c’est l’espoir qui s’effondre.

Le futur reste ouvert  

L’histoire retiendra peut-être que Madagascar a basculé parce qu’il n’y avait plus rien à défendre. Et que l’Indonésie résiste parce qu’elle a trop à perdre — un système, une stabilité, une façade démocratique. Là-bas, l’armée a perdu son prestige moral ; ici, elle l’entretient. Là-bas, les jeunes ont pris le contrôle du récit ; ici, les récits officiels tiennent encore. Là-bas, vingt jours ont suffi. Ici, il faudra peut-être une génération entière.

Mais une génération, c’est justement ce que Gen Z incarne : le temps accéléré, la conscience globale, la politique sans parti. Madagascar a montré qu’une jeunesse connectée pouvait fissurer un État par la seule force du refus. En Indonésie, le combat est plus long, plus diffus, plus dangereux. Pourtant, tant que les jeunes continuent de s’informer, de documenter, de refuser la peur, le récit n’est pas clos.  

Un jour, peut-être, à Jakarta aussi, la peur changera de camp.

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