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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 18 juin 2025

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L’économie halal : le pari mondial de l’Indonésie

Dans l’Indonésie post-pandémique, la foi devient industrie : Jakarta rêve de faire du halal un levier de puissance globale. Derrière les promesses de croissance éthique se dessine une normalisation religieuse, mêlant bureaucratie, soft power et exclusion silencieuse. Quand le sacré devient stratégie.

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L’économie halal : le pari mondial de l’Indonésie

Dans la jungle des discours de développement post-pandémique, peu de slogans sonnent aussi étrangement que celui-ci : faire de l’Indonésie le leader mondial du commerce halal. Ce n’est pas une plaisanterie d’universitaire ironique ni une exagération médiatique. C’est une ambition officielle, répétée par les ministres, inscrite dans les feuilles de route du développement économique, et soutenue à coups de milliards de rupiahs.

Le halal, nouvel eldorado industriel ?

Le halal n’est plus une question de foi, de pratiques alimentaires ou de morale communautaire. Il devient projet d’État, stratégie industrielle, et arme douce de diplomatie économique.

Dans un monde où la spiritualité s’articule de plus en plus avec la logistique, les certificats de conformité religieuse deviennent des instruments de pouvoir économique. L’Indonésie, avec ses quelque 240 millions de musulmans, s’imagine volontiers en grande puissance de cette nouvelle ère du capitalisme moral. Une utopie douce, mais pas sans conséquences.

Une industrie du sacré normalisé

Le marché mondial du halal — qu’on estime à plus de 2 300 milliards de dollars — ne concerne plus seulement l’alimentation. Cosmétiques, finance, pharmacie, tourisme, logistique : tout y passe. Le halal devient un label multisectoriel. L’Indonésie entend faire de cette norme religieuse un standard industriel, à l’instar de ce que fut jadis le "Made in Japan" ou le "Label Rouge". Elle ne veut plus être un simple importateur des viandes certifiées d’Australie ou de Nouvelle-Zélande. Elle veut produire, certifier, exporter — et, si possible, dominer la chaîne de valeur.

En 2014, Jakarta crée la BPJPH (Badan Penyelenggara Jaminan Produk Halal), une agence nationale chargée de superviser les certifications. Depuis 2019, une loi oblige toutes les entreprises produisant des biens de consommation à obtenir la certification halal, sous peine de sanctions. Derrière cette réforme, on retrouve l’État, la bureaucratie religieuse, mais aussi des opérateurs privés en quête de rentes et de nouveaux monopoles moraux.

Le halal comme politique publique

Les autorités parlent d’opportunité économique, d’innovation culturelle, de diplomatie douce. Le halal, nous dit-on, est un levier de souveraineté. On brandit les statistiques avec un enthousiasme zélé : le marché domestique représente plus de 10 % de l’économie nationale, des millions d’emplois sont concernés, des dizaines de zones industrielles « halal » sont en construction, et l’Indonésie figurerait déjà parmi les cinq premières économies islamiques mondiales selon le "Global Islamic Economy Indicators".

Mais derrière les chiffres, la mécanique est plus rugueuse. La mise en œuvre de la certification obligatoire a surtout profité aux grandes entreprises, capables d’absorber les coûts et de naviguer dans la complexité bureaucratique. Les micro-entreprises, qui constituent l’épine dorsale de l’économie indonésienne, peinent à suivre. Le halal devient alors un filtre d’exclusion silencieux, un outil de formalisation qui marginalise les informels, les non-certifiés, les périphériques — souvent femmes, minorités ou non-musulmans.

La foi comme vecteur de compétitivité ?

L’argument gouvernemental est simple : l’économie islamique est un créneau stratégique sous-exploité. Et qui mieux que l’Indonésie, premier pays musulman en population, pour en devenir la capitale mondiale ? Derrière ce calcul se cache une intuition plus profonde : dans un monde de plus en plus polarisé, où les appartenances culturelles prennent une dimension géopolitique, le halal pourrait servir de vecteur d’influence douce. Il permettrait à Jakarta d’étendre son rayonnement en direction du Moyen-Orient, de l’Afrique subsaharienne, de l’Asie du Sud et même des diasporas musulmanes d’Europe.

Mais cette ambition se heurte à un problème fondamental : la concurrence est rude. La Malaisie, pionnière dans le domaine, a mis en place depuis longtemps une infrastructure halal hautement développée. L’Arabie saoudite contrôle les flux religieux symboliques. Les Émirats se positionnent comme hubs logistiques de luxe halal. 

L’Indonésie, de son côté, fait face à des défis logistiques, technologiques et normatifs. En misant fortement sur le halal comme levier d’influence, elle court le risque de transformer cette ambition en un slogan plus symbolique que stratégique, sans réelle emprise sur les chaînes de valeur.

Une gouvernance morale sous tension

Il serait naïf de croire que la généralisation du halal industriel se fait sans conséquences sociales. En codifiant la foi, on la rend contrôlable. En la certifiant, on en définit les contours autorisés. Ce processus crée un espace de pouvoir où l’État, les oulémas, les institutions semi-privées et les organismes de contrôle jouent un rôle central. Ce que l’on vend désormais, ce n’est pas seulement de la conformité rituelle, mais une image morale, une identité légitimée par l’autorité. La foi devient ainsi une technologie de gouvernement.

Cette normalisation religieuse a un prix : elle exclut les visions alternatives de la piété, les traditions locales, les hybridations culturelles. Elle transforme la diversité musulmane indonésienne — longtemps marquée par le pluralisme, le syncrétisme, l’autonomie communautaire — en un archipel d’unités certifiées, traçables, auditables. L’éthique devient managériale. Le sacré devient procédure.

L’horizon de 2045 : ambition ou fantasme ?

Dans les documents officiels, 2045 est une date clé : le centenaire de l’indépendance, le moment où l’Indonésie espère rejoindre le club des grandes puissances économiques. Le halal est l’un des piliers de cette stratégie. On y croit comme à une prophétie auto-réalisatrice. Mais ce messianisme industriel pose question : peut-on faire de la spiritualité un moteur de croissance sans la dénaturer ? Peut-on bâtir une puissance morale sans exclure, sans contraindre, sans réduire la complexité du croire à une checklist réglementaire ?

La réponse n’est pas encore écrite. Ce que l’on constate, en revanche, c’est une tension croissante entre discours et réalités. Entre l’ambition d’un soft power islamique humaniste et les rigidités bureaucratiques qui freinent l’innovation. Entre la volonté d’inclusion économique et les effets d’éviction sur les plus fragiles. Entre la promesse d’une économie éthique et la banalisation d’une norme vide de sens.

Halal ou néo-hygiénisme religieux ?

Ce n’est pas l’idée d’un marché halal qui est en cause. Le problème tient à la manière dont il est construit : verticalement, sans débat démocratique, avec un usage implicite de la foi comme instrument de gouvernementalité. À terme, cette logique pourrait renforcer un certain hygiénisme moral, une homogénéisation des comportements sous couvert de pureté. On certifie ce que l’on contrôle. On exclut ce qui échappe à l’étiquette.

L’économie halal pourrait être un levier intelligent — à condition qu’elle ne se transforme pas en cheval de Troie d’un biopouvoir religieux. Elle pourrait soutenir les producteurs locaux, valoriser l’économie solidaire, renforcer des circuits courts, et porter un discours de justice. Mais cela suppose un cadre pluraliste, une vigilance politique, et une critique permanente de ses effets.

L’enjeu n’est donc pas purement commercial. Il est fondamentalement politique. Le halal, dans sa version indonésienne, oscille entre projet de modernisation morale et instrument de contrôle symbolique. Il reflète la tentative d’un État postcolonial de s’affirmer sur la scène mondiale en convertissant sa majorité religieuse en avantage compétitif. Mais la foi, en tant que ressource économique, se révèle instable. Trop sollicitée, elle se vide. Trop normée, elle se délégitime.

Conclusion 

L’Indonésie a peut-être raison de vouloir jouer un rôle majeur dans l’économie islamique mondiale. Ce choix stratégique, nourri par un pari ambitieux d’expansion à l’échelle globale, pourrait faire du pays un acteur central du halal international.

Mais si cette ambition se construit au détriment du pluralisme, de la critique et de la justice sociale, alors ce leadership n’aura rien de spirituel — il sera simplement gestionnaire, performatif, et éminemment politique. En somme, un halal sans âme.

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