Mariages interdits entre religions : un héritage durable ?
Par-delà les élans du cœur, il existe des frontières invisibles qui traversent les sociétés, les familles, et parfois même les corps. Parmi elles, les lignes que tracent les lois sur le mariage interreligieux sont de celles qui, sans bruit, bouleversent des destins. Ces lois ne sont pas de simples réglementations juridiques : elles incarnent une certaine vision de l’ordre, une manière d’organiser les appartenances, les fidélités, les héritages.
Derrière la façade de la protection de l’unité religieuse ou de la cohésion sociale, elles imposent des séparations arbitraires et parfois cruelles. À travers l’histoire et jusqu’à aujourd’hui, elles dessinent une géopolitique de l’amour contrarié. Et ce sont souvent les enfants qui naissent de ces amours interdites qui en portent la blessure la plus intime.
Des origines anciennes, entre foi et contrôle social
La méfiance envers les unions entre croyants de religions différentes est ancienne. Dans bien des traditions, l’union mixte est perçue comme un risque de dilution, de trahison spirituelle, ou comme une faille dans le tissu communautaire. Dans le judaïsme rabbinique, l’interdiction du mariage avec un non-juif est une règle stricte, à laquelle seule une conversion formelle peut apporter exception. Dans l’islam, un homme musulman peut en théorie épouser une juive ou une chrétienne, mais une femme musulmane ne peut pas se marier en dehors de sa foi sans transgresser la norme. Le christianisme lui-même, dans ses formes catholiques et orthodoxes, a longtemps exigé des autorisations spéciales pour permettre des unions mixtes, les considérant comme des situations exceptionnelles, parfois dangereuses pour la foi du couple et l’éducation religieuse des enfants.
Ces interdits religieux ont parfois été codifiés dans les lois étatiques, en particulier dans les sociétés où religion et droit s’entrelacent. Durant les périodes coloniales, l’interdiction des mariages mixtes – qu’ils soient interreligieux ou interraciaux – servait à maintenir des hiérarchies sociales strictes. Après les indépendances, certaines de ces logiques ont survécu, adaptées aux contextes nouveaux. Les lois postcoloniales ont souvent repris le flambeau des traditions religieuses en les légitimant au nom de l’identité nationale ou de la morale publique.
Application contemporaine : entre reconnaissance et clandestinité
En Indonésie, le mariage interreligieux est régi par une loi promulguée en 1974, laquelle sous-entend que les deux époux doivent partager la même religion pour que leur union soit légalement reconnue.
« Le mariage est valable s’il est célébré selon les lois de la religion et des croyances respectives des parties. »
Derrière une formulation en apparence neutre, cette disposition se révèle en pratique discriminatoire : elle contraint l’un des partenaires à se convertir, ou bien pousse le couple à se marier à l’étranger — notamment à Singapour ou en Australie — avant de pouvoir faire enregistrer leur mariage auprès des autorités indonésiennes.
Certains choisissent de ne pas se marier du tout, vivant dans une précarité juridique et affective qui pèse lourdement, notamment sur les enfants issus de ces unions. À cela s’ajoute une stigmatisation sociale renforcée par des prises de position religieuses, notamment celles du Conseil des oulémas d’Indonésie (MUI). Dans une fatwa émise en 2005, toujours invoquée en 2023, le MUI a affirmé que les enfants nés en dehors d’un mariage conforme aux principes de l’islam sont considérés comme illégitimes, un statut souvent désigné par le terme péjoratif anak haram en indonésien — une expression encore largement utilisée dans les milieux religieux conservateurs.
En Israël, le mariage civil n’existe pas. Les mariages sont reconnus uniquement s’ils sont célébrés par les autorités religieuses compétentes – le rabbinat pour les juifs, les tribunaux religieux pour les musulmans, les églises pour les chrétiens. Cette organisation exclut de fait les mariages interconfessionnels. Les couples mixtes doivent eux aussi s’exiler temporairement pour légaliser leur union. Ceux qui refusent cette voie sont considérés comme « non mariés » et leurs enfants peuvent se voir refuser certains droits fondamentaux, comme la reconnaissance de la filiation ou l’accès à l’héritage.
Dans d’autres pays, comme le Liban, l’Égypte ou l’Inde, la situation est plus nuancée. Le mariage interreligieux y est parfois possible, mais entravé par un pluralisme juridique complexe. Chaque communauté religieuse gère ses propres règles de statut personnel, ce qui rend le parcours des couples mixtes semé d’embûches juridiques et administratives. Il en résulte une impression de liberté formelle, mais une réalité souvent marquée par l’hostilité, les lenteurs, et les contradictions.
Les enfants, victimes silencieuses des interdits
Dans tous ces contextes, ce sont les enfants qui naissent de ces unions interdites ou invisibles qui se trouvent au cœur du conflit. Quand les parents ne peuvent se marier légalement, la reconnaissance de la filiation peut être refusée. Certains enfants ne peuvent pas porter le nom de leur père. D’autres n’ont pas droit à une identité administrative claire. Dans des pays où la religion est inscrite sur les documents d’identité, où l’accès à l’éducation ou à l’héritage dépend de l’appartenance religieuse, ces enfants deviennent des citoyens de seconde zone. Apatrides parfois, ou assignés à une religion qu’ils ne pratiquent pas. Parfois rejetés par les deux communautés, ils grandissent dans une faille entre les mondes.
À cela s’ajoute le poids intime, celui des conflits de loyauté, des choix impossibles. L’enfant né d’une mère chrétienne et d’un père musulman, ou inversement, sera sommé un jour de « choisir son camp ». Il découvrira que ses origines, loin d’être un pont entre deux cultures, sont perçues comme une trahison par chacune. La famille elle-même peut devenir un champ de bataille, surtout en cas de séparation des parents. Dans bien des pays, la garde de l’enfant est attribuée par défaut au parent de la religion dominante, comme si l’enfant n’était pas un être autonome, mais un enjeu de pureté communautaire.
Résistances et espoirs dans un monde en mutation
Face à ces injustices, des résistances émergent. En Indonésie, des associations civiles réclament la reconnaissance du mariage interreligieux. En Israël, des voix laïques contestent le monopole du rabbinat. En Inde, bien que la loi permette théoriquement le mariage civil interreligieux, des lois régionales sur la conversion rendent ces unions de plus en plus suspectes, parfois assimilées à une forme de prosélytisme illégal. Mais malgré les obstacles, de nombreux couples continuent à aimer, à vivre ensemble, à fonder des familles. Ils deviennent des symboles discrets d’un monde à venir, où la foi n’interdirait plus l’amour.
Les lois anti-mariage interreligieux prétendent protéger les identités, mais elles trahissent les existences. Elles enferment l’amour dans des cases administratives, transforment les enfants en anomalies, et donnent au pouvoir religieux un droit exorbitant sur la vie privée. À une époque où l’on parle de pluralité, de tolérance, de mondialisation, ces lois apparaissent comme les derniers bastions d’un ordre fondé sur la séparation, la crainte de l’autre, le refus du métissage.
Or, c’est peut-être dans les familles mixtes que réside l’un des plus grands espoirs d’une société future : des enfants capables de naviguer entre deux traditions, d’en porter les richesses et les tensions, d’inventer des formes nouvelles de coexistence. Ces enfants ne sont pas des problèmes à résoudre, mais des réponses vivantes aux murs que dressent les lois. Aimer au-delà des frontières imposées devrait être un droit fondamental. Et ce droit, aujourd’hui plus que jamais, mérite d’être défendu.