Religion, État et Démocratie : Le Cas Singulier de l’Indonésie
La démocratie indonésienne présente une configuration particulière dans le contexte mondial contemporain. Elle est souvent présentée comme un modèle de transition réussie depuis l’autoritarisme de Suharto vers une gouvernance pluraliste et électorale.
Toutefois, derrière cette façade institutionnelle se distingue une caractéristique majeure : l’intégration étroite de la religion dans les structures de l’État, contrairement à ce que l’on observe dans la plupart des démocraties modernes.
Cette particularité ne relève pas d’un simple héritage historique, mais influence de manière significative les politiques publiques, les rapports sociaux et les droits des citoyens.
La religion comme fondement constitutionnel
Depuis l’indépendance en 1945, l’Indonésie a adopté le Pancasila comme idéologie nationale. Le premier principe, « Ketuhanan yang Maha Esa » (la croyance en un Dieu unique), établit un cadre religieux au sein de l’État. Contrairement aux régimes laïcs, où la neutralité religieuse protège la pluralité des convictions, l’Indonésie conditionne la citoyenneté à la reconnaissance d’une croyance en Dieu.
Cette configuration entraîne plusieurs conséquences : seules six religions sont officiellement reconnues — l’islam, le catholicisme, le protestantisme, l’hindouisme, le bouddhisme et le confucianisme. Les autres croyances locales ou traditions indigènes restent marginalisées, tandis que l’athéisme est exclu dans les politiques publiques.
Ainsi, la démocratie indonésienne se distingue d’un modèle libéral classique, car elle repose sur un cadre religieux institutionnalisé plutôt que sur une liberté de conscience universelle.
Évolution historique : de Soekarno à Soeharto
Sous la présidence de Soekarno (1945‑1965), l’État cherchait à équilibrer nationalisme, islam et influences communistes (Nasakom). À cette époque, l’éducation morale visait à promouvoir la budi pekerti — une éthique civique centrée sur la vertu et la moralité plutôt que sur une religion spécifique.
Après 1965, des changements importants dans la politique éducative ont conduit à l’intégration obligatoire de l’enseignement religieux, aligné sur la foi déclarée par les familles. Cette évolution a institutionnalisé la croyance religieuse comme norme civique, tout en maintenant un cadre éducatif moral partagé.
Un ministère des Affaires religieuses influent
La relation entre religion et État se manifeste également dans la répartition du budget national. En 2025, le ministère des Affaires religieuses reçoit environ 69,3 trillions de rupiah, contre 105,6 trillions pour le ministère de la Santé.
Si cet écart budgétaire est significatif, il reste relativement modéré au regard des besoins essentiels couverts par le budget de la Santé. Celui des Affaires religieuses est principalement consacré à l’administration religieuse, à l’organisation des pèlerinages et à l’enseignement confessionnel.
Dans un contexte de défis sanitaires et sociaux importants, cette répartition reflète les priorités budgétaires choisies par l’État et souligne le rôle central de la religion dans la gestion publique.
Liberté de conscience et cadre légal
La régulation des expressions liées à l’athéisme ou à des propos jugés contraires aux convictions religieuses est encadrée par la loi. L’article 156a du Code pénal (loi sur le blasphème de 1965) prévoit des sanctions pour certains discours publics considérés comme hostiles à une religion ou susceptibles de dissuader autrui d’y adhérer. La nouvelle version du Code pénal (Loi n° 1 de 2023, article 302), applicable en 2026, maintient cette régulation.
Ces dispositions légales révèlent l’existence de limites encadrant la liberté d’expression dans le domaine religieux. La situation indonésienne met ainsi en lumière un équilibre complexe entre protection des convictions religieuses, maintien de l’ordre public et respect des libertés fondamentales.
Facteurs historiques et politiques
Plusieurs éléments historiques et sociopolitiques expliquent cette configuration :
- Héritage historique : Dans les années 1960, l’athéisme a été étroitement associé à certaines idéologies communistes, ce qui a durablement renforcé la perception sociale négative de la non‑croyance en Indonésie.
- Rôle de l’islam dans la sphère publique : La majorité musulmane et l’influence des organisations religieuses ont renforcé le poids de la religion dans la gouvernance.
- Instrumentalisation de la religion pour la légitimité : Les gouvernements successifs ont intégré la religion dans la consolidation du soutien populaire.
- Diversité culturelle et religieuse : L’État a favorisé un socle théologique commun pour maintenir l’unité dans un archipel pluriel.
Une démocratie à caractéristiques spécifiques
L’Indonésie illustre ce que certains politologues qualifient de « démocratie illibérale ». Les élections et les institutions fonctionnent, mais certaines libertés fondamentales, notamment la liberté de conscience et d’expression religieuse, restent encadrées.
Ce modèle peut ainsi être appréhendé comme une configuration particulière de gouvernance, dans laquelle la religion joue un rôle structurant pour l’unité nationale et l’organisation de l’administration publique, tout en influençant certaines dimensions de la liberté individuelle.