Et si les femmes n’avaient jamais été faibles ?
Réflexion sur la puissance féminine dans les sociétés traditionnelles
Dans les récits dominants de l’histoire humaine, la femme est trop souvent reléguée au second plan : opprimée, soumise, silencieuse. Cette image de la femme éternelle victime est devenue un topos universel, intégré même par les courants féministes occidentaux qui, parfois, oublient que la puissance des femmes a aussi été profondément enracinée dans certaines traditions culturelles dites « primitives » ou « autochtones ».
Mais qu’en est-il vraiment ? L’universalité de la domination patriarcale est-elle un mythe ? Ou du moins, est-elle aussi homogène qu’on le prétend ? À la lumière de plusieurs traditions dans le monde, de l’Indonésie à l’Afrique en passant par l’Asie centrale, il apparaît que certaines sociétés n’ont jamais vu la femme comme un être inférieur, mais au contraire comme le pilier de la continuité sociale, spirituelle, économique. Loin de l’archétype de la femme opprimée, ces cultures offrent des contre-exemples puissants et trop souvent ignorés.
Une sagesse matrilinéaire : Minangkabau, Mosuo, Akan
Commençons par les Minangkabau, peuple de l’ouest de l’île de Sumatra, en Indonésie. Ils constituent la plus grande société matrilinéaire au monde. Chez les Minangkabau, la descendance passe par la lignée maternelle, les biens ancestraux sont transmis aux filles, et ce sont les femmes qui détiennent la terre, les maisons, et la mémoire collective.
Leur système est basé sur un équilibre subtil entre l’islam (introduit depuis des siècles) et les traditions locales appelées Adat, souvent antérieures et plus égalitaires. Les hommes, bien qu'ils soient souvent impliqués dans les sphères religieuses ou politiques, n'ont pas autorité sur les biens familiaux. Lorsqu’un homme se marie, il emménage chez sa femme, dans la maison maternelle. Il n’a aucun droit de propriété sur cette maison.
Cette matrilinéarité ne signifie pas domination des femmes sur les hommes. Au contraire, elle révèle une conception du pouvoir fondée sur la complémentarité, sur un équilibre dynamique et non sur la hiérarchie. La femme est garante de la lignée, de la culture, de la terre — ce qui, dans une culture paysanne, signifie presque tout.
Les Minangkabau ne sont pas seuls. À l’autre bout de l’Asie, dans les montagnes du Yunnan (Chine), vit le peuple Mosuo, parfois surnommé « le dernier matriarcat d’Asie ». Là aussi, l’héritage est transmis de mère en fille. Les femmes dirigent le foyer et élèvent les enfants, tandis que les hommes vivent chez leur mère. Ce qui fascine le plus dans la culture Mosuo, c’est le concept de « mariage ambulant » : les femmes choisissent librement leurs partenaires, sans mariage officiel, et les relations amoureuses ne donnent lieu à aucun transfert de propriété ou de statut social.
En Afrique de l’Ouest, parmi les peuples Akan (au Ghana notamment), la matrilinéarité est également de mise. Les rois eux-mêmes héritent de leur rang non par leur père, mais par leur mère. Ce sont les sœurs du roi qui donnent naissance aux futurs héritiers, car seuls les enfants des femmes royales peuvent être légitimes. Cela donne aux femmes un pouvoir dynastique crucial, bien que souvent invisible pour les observateurs étrangers qui ne voient que les hommes trônant sur les royaumes.
Décoloniser le féminisme : relire les traditions au prisme du pouvoir féminin
Le regard occidental — et parfois orienté colonialement — a longtemps réduit ces sociétés à des anomalies exotiques ou des reliques archaïques. Le « matriarcat » y est souvent caricaturé : ou bien il est romantisé comme un paradis perdu, ou bien il est méprisé comme un désordre contre-nature. Pourtant, ces sociétés n’ont pas disparu. Elles résistent, parfois en silence, parfois en adaptant leur culture aux assauts du patriarcat moderne et des dogmes religieux importés.
Le féminisme universaliste, qui postule que toutes les femmes du monde doivent être libérées selon les modèles occidentaux, échoue à reconnaître la richesse des épistémologies autochtones. Celles-ci valorisent le rôle des femmes sans passer nécessairement par le modèle de la lutte égalitaire frontale, mais parfois par des réseaux d’influence, des logiques communautaires, et une conception du pouvoir plus horizontale.
Dans ces contextes, le pouvoir n’est pas toujours visible, mais il est structurant. Il ne se dit pas en langage de conquête, mais en termes de transmission, de mémoire, de stabilité. Et c’est là que la pensée féministe contemporaine gagnerait à s’enrichir : en écoutant ces traditions non occidentales qui n’ont jamais effacé les femmes, mais les ont placées au centre du vivant.
Kartini ou le souffle d’une émancipation indonésienne
Dans ce contexte, le rôle de Raden Ajeng Kartini, figure pionnière du féminisme indonésien, prend tout son sens. Née en 1879 dans une famille noble javanaise, Kartini est souvent réduite à l’image d’une femme éduquée qui voulait que les femmes aillent à l’école. C’est vrai. Mais son combat était plus profond : elle critiquait l’enfermement des femmes dans des mariages forcés, les traditions étouffantes, et le colonialisme néerlandais.
Dans ses lettres (rassemblées dans Habis Gelap Terbitlah Terang – « Après l’ombre, la lumière »), Kartini interroge avec acuité les contradictions d’une société coloniale qui prétendait « civiliser » les indigènes tout en leur refusant l’accès à l’éducation. Elle comprenait que la libération des femmes ne pouvait pas être séparée de la libération nationale, ni de la décolonisation culturelle.
Kartini n’était pas Minangkabau. Mais son combat rejoint celui de nombreuses femmes dans les traditions autochtones : redonner aux femmes leur voix, leur place, leur pouvoir, non en imitant les modèles masculins, mais en s’enracinant dans une mémoire culturelle où la femme était déjà centrale.
Conclusion
Et si la révolution féministe devait apprendre des sociétés dites « traditionnelles » ? Et si la libération des femmes ne consistait pas seulement à casser des plafonds de verre, mais aussi à revaloriser des formes de pouvoir féminin que le monde moderne a tenté d'effacer ?
Les Minangkabau, les Mosuo, les Akan, et tant d’autres, nous rappellent que le patriarcat n’a jamais été universel, que l’histoire humaine n’est pas une fatalité masculine, et que le pouvoir peut prendre d’autres formes que la domination verticale. Ces cultures sont des archives vivantes d’un autre possible.
Dans un monde en crise, où les modèles occidentaux eux-mêmes sont remis en cause, il est temps d’écouter les voix silencieuses, d’apprendre des marges, et de redécouvrir la sagesse des sociétés où la femme n’est pas l’autre, mais le cœur battant du monde.