Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 19 juin 2025

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France–Indonésie : l’invisible au quotidien

On croit l’Indonésien irrationnel, le Français éclairé. Pourtant, esprits, porte-bonheurs et signes invisibles peuplent les deux quotidiens. Superstition ou sagesse masquée ? Et si croire aux fantômes n’était pas plus absurde que croire au progrès ? Un voyage au cœur des logiques secrètes qui gouvernent nos vies.

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France–Indonésie : l’invisible au quotidien

Un monde peuplé d’esprits : le quotidien enchanté indonésien

En Indonésie, il n’est pas rare qu’un enfant ne soit pas autorisé à sortir le soir parce que "ada angin jahat" — il y a un vent mauvais. Dans certaines régions de Java, les maisons sont construites de manière à ne pas faire directement face au sud, direction du royaume mythique de Nyi Roro Kidul, la Reine du Sud. Sur l’île de Flores, des familles entières consultent encore les ancêtres à travers les rêves pour savoir quand semer le riz ou organiser un mariage.

Ici, les superstitions ne s’opposent pas à la modernité ; elles l’accompagnent. Un politicien peut inaugurer une route flambant neuve avec un maître spirituel à ses côtés, pendant qu’un jeune diplômé en informatique évitera de couper ses ongles la nuit, "par respect pour les anciens". Ce n’est ni contradiction ni arriération : c’est un autre ordre du monde, où la raison n’a pas pour mission de tout expliquer, et où l’invisible mérite considération.

Voltaire dans les rizières ? La France rationaliste et ses fantômes

En France, on se plaît à dire que les Lumières ont libéré l’esprit humain de ses chaînes mystiques. Les noms de Descartes, Voltaire, Diderot forment un panthéon de l’intellect. Et pourtant, la superstition n’a jamais vraiment quitté les trottoirs hexagonaux. On évite de croiser les couteaux sur la table, on se méfie du chiffre treize, on salue discrètement les corbeaux croisés sur le chemin.

Voltaire, en moquant les bigots de son temps, écrivait : « Le superstitieux est un homme qui craint de ne pas avoir assez peur. » La France se pense sceptique, mais conserve un lien ambigu avec le surnaturel. Il suffit de voir la ferveur autour de certains lieux — Lourdes pour les croyants, ou les catacombes de Paris pour les amateurs d’ésotérisme — pour constater que le rationnel cohabite avec d’autres couches de sens.

Les superstitions ne sont pas des archaïsmes, mais des langages

La différence entre l’Indonésien et le Français ne réside pas tant dans la croyance que dans sa visibilité. En Indonésie, la superstition est assumée, dite, transmise. En France, elle est souvent masquée, ironisée, mais présente. L’astrologie dans les magazines féminins, les grigris dans les sacs à main, les porte-bonheur glissés dans les voitures… la magie opère encore, mais sous le manteau du sourire.

Une anecdote : un jour, à Jakarta, un chauffeur de taxi s'arrête net devant une ruelle. « Saya tidak bisa lewat situ malam-malam, bahaya… » — je ne peux pas passer par là la nuit, c’est dangereux. Aucun panneau, aucun danger visible. Mais il avait appris de son père qu’un accident étrange y était survenu il y a des années, et que des "penghuni" (habitants invisibles) y résidaient. Il ne s’agit pas ici de peur, mais de respect. Respect d’un ordre ancien, d’une mémoire non écrite, d’une histoire non dite.

Croire, mais sans le dire : deux styles culturels face à l’invisible

Le Français se méfie souvent des discours surnaturels, car ils évoquent pour lui le fanatisme, l’irrationnel, voire le ridicule. La laïcité, telle qu’elle est pratiquée, tend à reléguer le sacré à la sphère strictement privée. On ne parle pas de sa foi, encore moins de son horoscope, sauf entre amis ou dans l’intimité. En Indonésie, parler des esprits, des signes ou des rêves n’est pas tabou. C’est une conversation parmi d’autres, souvent ponctuée d’humour et de modestie.

Ainsi, l’Indonésien n’est pas "plus superstitieux" que le Français ; il est simplement plus à l’aise avec l’ambiguïté. Il accepte que plusieurs vérités coexistent. Là où l’Europe a souvent tenté d’arracher la foi pour imposer le savoir, l’Indonésie laisse cohabiter les deux, sans anxiété théorique.

Quand l’invisible structure le social

Ces croyances ne sont pas sans effets pratiques. En Indonésie, on choisit parfois la date d’un mariage en fonction du calendrier lunaire javanais. On consulte un chamane pour une maladie inexpliquée. Dans certains quartiers de Bali, on peut suspendre temporairement les activités d’un village pour "membiarkan roh lewat" — laisser passer les esprits. Ces pratiques, vues de loin, peuvent sembler folkloriques. Mais elles régulent le vivre-ensemble, apaisent les conflits, donnent sens aux imprévus.

En France, le même rôle est parfois joué par la psychanalyse, la littérature ou le journalisme : mettre du sens là où le chaos menace. C’est une autre forme de magie.

Et si nous étions tous un peu superstitieux ?

Qu’on soit de Toulouse ou de Surabaya, chacun héberge un petit temple intérieur où cohabitent raison, mémoire, peur et imagination. La superstition, loin d’être un signe d’ignorance, est souvent un mode de relation au monde. Elle nous rappelle que l’humain, même bardé de certitudes scientifiques, a besoin de récits, de symboles, de signes.

Peut-être qu’en écoutant les esprits des rizières ou en évitant les miroirs brisés, nous n’agissons pas par bêtise, mais par sagesse ancestrale. Comme le disait encore Voltaire : « Il est plus facile de croire que de réfléchir. » Mais peut-être que parfois, croire, c’est aussi une autre manière de penser.

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