Indonésie 1955 : Terre des Mille Partis et rêve démocratique
En 1955, l’Indonésie, tout juste sortie de la lutte pour son indépendance, s’est engagée dans un exercice démocratique sans précédent : ses premières élections législatives nationales. Cet événement historique marque une période où l’Indonésie a véritablement incarné un modèle de démocratie pluraliste, complexe et dynamique, au point d’être surnommée la « Terre des Mille Partis ». Une démocratie où, littéralement, jusqu’aux métiers les plus modestes avaient leur représentation politique.
Un contexte historique favorable à l’expérimentation démocratique
Après la fin du joug colonial néerlandais en 1949, l’Indonésie s’est retrouvée à construire un État-nation, confronté à la difficile tâche d’unifier un archipel immense composé de multiples ethnies, langues et religions. La mise en place d’une démocratie parlementaire, à travers une assemblée élue, était perçue comme un moyen d’encourager la participation de toutes ces composantes diverses dans le projet national.
Les élections se sont déroulées en deux temps : le 29 septembre 1955 pour élire les membres du Parlement (DPR), et le 15 décembre 1955 pour élire les membres de la Constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution.
Une démocratie d’une richesse inouïe : la pluralité des partis politiques
La particularité majeure de ces élections réside dans le nombre et la diversité des partis politiques en lice. Contrairement à de nombreux autres pays qui imposent des seuils ou limitent le nombre de partis, l’Indonésie des années 1950 offrait un terrain quasi libre à la création politique.
Ce pluralisme a donné naissance à des partis aux bases très différentes :
- Les grands partis nationalistes, héritiers de la lutte pour l’indépendance, comme le PNI (Parti National Indonésien).
- Les partis religieux, notamment islamiques, comme Masyumi et Nahdlatul Ulama, représentant différentes sensibilités et courants.
- Le Parti Communiste Indonésien (PKI), qui a su capter une partie de la population ouvrière et paysanne.
- Des partis locaux ou communautaires, parfois très spécifiques, reflétant la diversité culturelle de l’archipel.
Un témoin de l’époque, un ancien électeur javanais, racontait :
« Dans mon village, presque chaque groupe social avait son parti. On disait souvent en rigolant que même le marchand de brochettes avait son parti ! Cela montrait à quel point chacun voulait se faire entendre. »
Résultats et conséquences : un fragile équilibre
Les résultats ont confirmé cette diversité : le PNI a remporté environ 22 % des voix, Masyumi 20 %, et le PKI 16 %. Cette fragmentation a reflété une Indonésie plurielle, mais a aussi rendu difficile la formation d’un gouvernement stable.
Les partis religieux et nationalistes se partageaient le pouvoir, tandis que le PKI, bien qu’interdit plus tard, s’était affirmé comme une force politique majeure. Cette coexistence a rendu la gouvernance complexe, mais témoigne d’une démocratie vivante où plusieurs visions s’affrontaient au parlement.
Un système démocratique en tension mais exemplaire
Cette démocratie naissante n’était pas sans défis. Le système parlementaire souffrait d’instabilité gouvernementale avec des coalitions souvent fragiles. De plus, les tensions idéologiques liées à la guerre froide et la pression des forces militaires naissantes allaient bientôt conduire à la fin de cette expérience démocratique ouverte.
Cependant, malgré ces difficultés, les élections de 1955 restent un exemple exceptionnel d’exercice démocratique en Asie du Sud-Est, surtout dans un contexte postcolonial marqué par de nombreuses dictatures ou régimes autoritaires.
Du rêve au contrôle : la fin de l’euphorie démocratique
Mais ce foisonnement démocratique ne tarda pas à être perçu, par certains, comme synonyme de désordre. Pour Sukarno, père de l’indépendance, la fragmentation parlementaire paralysait l’État naissant. En 1957, il instaura la Démocratie dirigée (Demokrasi Terpimpin), un système censé unir la nation sous sa houlette charismatique, au prix d’un affaiblissement du parlementarisme. L’idée de pluralisme politique fut remplacée par une logique d’unité verticale : les partis furent réduits à des organes d’accompagnement du pouvoir, et les désaccords présentés comme des menaces à l’ordre national.
Ce virage autoritaire, justifié au nom de la stabilité, ouvrit la voie à un effacement progressif du rêve de 1955. Après le coup de force militaire de 1965, le général Suharto s’empara du pouvoir et installa une dictature d’ordre et de développement, connue sous le nom de Nouvel Ordre. Pendant 32 ans, ce régime étouffa toute opposition, criminalisa le communisme, réduisit les partis à des coquilles vides, et réécrivit l’histoire nationale.
Un héritage souvent méconnu mais essentiel
L’expérience pluraliste de 1955 fut alors reléguée aux marges de la mémoire collective, quasi effacée des manuels, comme si ce bref éclat de démocratie avait été trop lumineux pour l’histoire officielle.
En France comme ailleurs, la mémoire de cette période est peu évoquée, ce qui est regrettable car elle invite à réfléchir sur la pluralité politique et la démocratie réelle. En Indonésie, l’expérience de 1955 est encore souvent évoquée comme un âge d’or démocratique, une période où le peuple avait le pouvoir réel de décider.
« Cette époque nous montre que la démocratie ne se réduit pas à un modèle unique. Elle peut revêtir des formes diverses, façonnées par les contextes culturels et sociaux. »
— Étudiant anonyme, FISIP, Indonésie
Une leçon pour les démocraties contemporaines
L’Indonésie de 1955 montre qu’une démocratie véritable ne se mesure pas à la stabilité ou à la rapidité des décisions, mais à la capacité d’inclure toutes les voix, même celles considérées comme marginales. La « Terre des Mille Partis » offre une image précieuse d’une démocratie vivante et diverse, où la complexité sociale devient force plutôt que faiblesse.
Pour les démocraties contemporaines, souvent confrontées à l’abstention ou au rejet des partis traditionnels, ce modèle peut inspirer une redéfinition de la démocratie : non pas un système verrouillé, mais un espace d’expression ouvert, pluraliste et profondément enraciné dans la société.