Indonésie : médias sociaux, outil de résistance
En Indonésie, la lutte pour la liberté d’expression et les droits civiques se joue aujourd’hui autant dans les rues que sur la toile. Alors que les médias traditionnels font l’objet d’une surveillance accrue et de pressions gouvernementales, les médias sociaux sont devenus un espace privilégié de contestation, d’organisation et de mobilisation. Cette révolution numérique ouvre de nouvelles voies pour les mouvements sociaux, mais elle s’accompagne aussi de risques, entre censure digitale et répression accrue.
Le contrôle étatique sur les médias traditionnels : un verrouillage de l’espace public
L’Indonésie, qui se présente comme la plus grande démocratie d’Asie du Sud-Est, n’en demeure pas moins confrontée à de lourdes contraintes sur la liberté de la presse et d’expression.
Depuis plusieurs années, le gouvernement a multiplié les mesures législatives et administratives visant à restreindre le travail des médias indépendants, sous prétexte de lutte contre la « désinformation », les « menaces à la sécurité » ou encore la « moralité publique ».
Le contrôle étatique s’est traduit par la suspension de médias critiques, l’intimidation de journalistes — comme ce fut le cas contre les rédactions de Tempo et Jubi, souvent ciblées pour leurs enquêtes indépendantes — ainsi que par l’adoption de lois liberticides, notamment le fameux « omnibus law » ou encore le nouveau code pénal répressif.
Dans ce contexte, les journalistes et activistes se retrouvent souvent marginalisés, leur voix étouffée dans les médias classiques. Ce verrouillage de l’espace public pousse la société civile à chercher d’autres moyens pour faire entendre ses revendications.
Les médias sociaux : un espace de résistance et de mobilisation
À partir des années 2010, la montée en puissance d’Internet et des plateformes sociales comme Facebook, Twitter, Instagram et plus récemment TikTok, a profondément transformé le paysage politique indonésien. Ces outils ont permis de contourner la censure des médias traditionnels et d’ouvrir des canaux d’information alternatifs.
Les médias sociaux sont devenus un véritable catalyseur pour la mobilisation sociale, favorisant l’émergence de mouvements citoyens capables d’organiser des manifestations, de diffuser des informations, et de construire des solidarités nationales voire internationales. C’est notamment le cas dans des luttes liées aux droits de l’homme, à la justice sociale, à la protection de l’environnement, ou encore aux revendications des minorités ethniques et religieuses.
Le mouvement Kamisan, une résistance numérique et symbolique
Un exemple emblématique de cette nouvelle dynamique est le mouvement Kamisan (« jeudi » en indonésien), né à Jakarta au début des années 2000. Kamisan est un rassemblement hebdomadaire pacifique, chaque jeudi, devant le palais d’État, où des familles des victimes des disparitions forcées et des violations des droits humains sous la dictature de Suharto réclament justice.
Au départ, ce mouvement pacifique peinait à trouver un large écho dans les médias traditionnels dominés par la peur et la censure. Mais avec l’arrivée des médias sociaux, Kamisan a pu amplifier sa voix. Des vidéos, des témoignages et des appels à mobilisation sont devenus viraux, traversant les frontières indonésiennes. La force du numérique a permis de créer une communauté solidaire, donnant un visage humain et une visibilité inédite à des luttes longtemps marginalisées.
Aujourd’hui, Kamisan reste un symbole fort de la résistance indonésienne, combinant manifestation physique et présence numérique. Le mouvement démontre que, malgré les pressions politiques, les réseaux sociaux peuvent donner vie à une mémoire collective et à une mobilisation durable.
Les défis et les dangers d’une mobilisation numérique
Cependant, l’usage des médias sociaux n’est pas sans risques. Le gouvernement indonésien a rapidement compris le potentiel subversif de ces plateformes et a adopté des stratégies pour contrôler et censurer le cyberespace. La loi sur la cybercriminalité, la surveillance généralisée, les campagnes de désinformation, ainsi que la répression des utilisateurs critiques font partie des outils employés pour neutraliser l’impact des mobilisations en ligne.
De plus, la viralité des contenus peut parfois se retourner contre les mouvements eux-mêmes : manipulations, fausses informations, et divisions internes fragilisent les luttes. Les réseaux sociaux ne sont pas un espace neutre mais un champ de bataille idéologique où s’affrontent pouvoirs et résistances.
Vers un nouvel équilibre entre contrôle et expression ?
En définitive, les médias sociaux représentent aujourd’hui une bouffée d’oxygène indispensable à la société civile indonésienne. Face à la fermeture des médias classiques, ils offrent un espace d’expression et d’action, un lieu où s’organisent les voix dissidentes et les revendications populaires.
Mais cette liberté numérique reste fragile. La tension entre le contrôle étatique et l’autonomie des citoyens est palpable, et la bataille pour une démocratie véritablement inclusive et respectueuse des droits humains se poursuit aussi bien dans la rue que dans le virtuel.
Le mouvement Kamisan, entre mémoire historique et activisme digital, incarne à merveille ce combat pour une Indonésie où la parole libre ne serait plus un délit, mais un droit fondamental.