Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 19 juin 2025

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Les héros oubliés de l’Indonésie

Ils ont dit non au silence, aux compromissions, aux honneurs faciles. Munir, Marsinah, Muchtar Pakpahan, Mochtar Lubis : figures lumineuses et marginalisées d’une autre Indonésie, réprimée mais debout. L’histoire officielle les ignore. La mémoire populaire les chérit. Et la justice les attend.

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Les héros oubliés de l’Indonésie

Muchtar Pakpahan, Munir, Marsinah, Mochtar Lubis : ces justes que la République préfère taire

Un panthéon sélectif : qui décide de la mémoire nationale ?

En Indonésie, comme dans de nombreuses jeunes républiques postcoloniales, l’histoire officielle est un champ de bataille. Le titre de "Pahlawan Nasional" — Héros national — n’est pas tant la reconnaissance d’un mérite que le sceau d’un consensus politique. Il consacre des figures lissées, compatibles avec les récits étatiques, souvent militaires ou patriotes inoffensifs. Mais à la marge, loin des statues de bronze et des manuels scolaires, vit une autre mémoire. Celle des opprimés, des travailleurs, des étudiants, des femmes. Celle des anonymes qui n’oublient pas les noms des justes.

Muchtar Pakpahan : le syndicaliste que la dictature n’a jamais brisé

Muchtar Pakpahan aurait pu être un professeur de droit respecté. Il a choisi d’être un défenseur des ouvriers. Fondateur du syndicat indépendant SBSI dans les années 1990, il défia ouvertement l’unicité syndicale imposée par le régime de Suharto. Arrêté, torturé, calomnié, il refusa de céder. Son combat pour la justice sociale dans un système autoritaire lui coûta la reconnaissance officielle. Mais pour les travailleurs et les travailleuses, il reste une figure tutélaire. Un homme qui parlait leur langue, partageait leurs souffrances, et portait leurs luttes dans les tribunaux comme dans la rue.

Munir : le nom que l’État ne veut pas entendre

Munir Said Thalib, avocat discret et infatigable, est l’un des visages les plus tragiques de la transition démocratique indonésienne. Il enquêtait sur les crimes militaires, les disparitions forcées, les exactions à Timor oriental ou en Papouasie. Il croyait que la vérité était une arme légitime dans une démocratie. Il en est mort. Empoisonné à l’arsenic dans un avion Garuda en 2004, son assassinat reste non résolu. Trop de puissants ont intérêt à l’oubli. L’État a bien évoqué sa mémoire, mais n’a jamais osé en faire un héros national. Car Munir ne défendait pas la nation abstraite, mais les droits de ses victimes les plus marginalisées.

Marsinah : une ouvrière, une grève, un meurtre d’État

Marsinah, 23 ans, usine horlogère à Sidoarjo. En mai 1993, elle réclame un droit simple : un salaire conforme à la loi. Elle mène une grève. Elle est enlevée, torturée, tuée. Le pouvoir couvre le crime. L’affaire Marsinah est emblématique du mépris de l’ordre pour les vies des pauvres, et surtout pour celles des femmes. Ni statue, ni médaille, ni mausolée pour elle. Mais dans les cercles féministes, dans les syndicats de base, dans les chansons contestataires, son nom est sacré. Elle incarne l’héroïsme nu, celui des humbles qui résistent et paient de leur vie.

Mochtar Lubis : conscience critique d’un peuple aveuglé

Mochtar Lubis est une autre figure que la République officielle préfère ignorer. Écrivain, journaliste, éditeur, il fonda le journal "Indonesia Raya" et osa critiquer aussi bien Sukarno que Suharto. Dans un pays où le journalisme est souvent soumis ou complice, il resta libre, quitte à passer plusieurs années en prison sans procès. Son roman "Crépuscule à Jakarta" est un miroir brutal tendu aux élites corrompues. Dans "L’Homme indonésien", il décrit sans indulgence une société minée par la peur, le mensonge, l’hypocrisie. On l’a surnommé le Voltaire indonésien : il en avait le mordant, la lucidité, et le refus de toute compromission. Pas de médaille pour lui non plus. Trop libre. Trop vrai.

Un contre-panthéon tissé par les marges

L’absence de ces noms dans la liste des héros nationaux n’est pas un oubli. C’est un effacement volontaire. Ces hommes et femmes ont un point commun : ils ont osé critiquer l’État, l’armée, les structures d’oppression. Ils ont pris parti pour les sans-voix, les exploités, les disparus. Ils n’ont pas construit de mythe national, ils ont dénoncé ses mensonges. Pour cela, ils n’ont pas leur place dans les cérémonies officielles. Mais ils vivent ailleurs : dans les affiches étudiantes, dans les hommages du 1er mai, dans les mémoires orales, dans les chants de protestation.

Résister à l’oubli, c’est refuser l’impunité

Reconnaître ces figures, c’est poser une autre définition de l’héroïsme. Non pas celui des vainqueurs de guerre, mais celui des semeurs de justice. Non pas celui de la fidélité à la République, mais celui de la fidélité aux principes humains. Une nation adulte n’a pas peur de ses critiques. Elle les écoute, les honore, les médite. Tant que Munir, Marsinah, Pakpahan, Lubis seront tenus à la marge, c’est la mémoire nationale elle-même qui reste mutilée.

Pour une autre mémoire de l’Indonésie

À l’heure où les populismes étouffent la parole libre et où les conflits se durcissent en Papouasie ou dans les usines sous-payées, se souvenir de ces noms est un acte de résistance. Ce sont eux, et non les généraux décorés ou les bureaucrates glorifiés, qui ont porté l’espérance d’une Indonésie démocratique, juste, et humaine. Une autre mémoire est possible. Elle ne se décrète pas depuis les palais, elle se cultive dans les consciences.

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