Les Samin : Résistance sans armes, Islam sans orthodoxie
Au cœur de Java, dans les vallées paisibles de Blora et de Bojonegoro, vivent encore aujourd’hui les descendants d’un mouvement rare, à la fois spirituel, social et politique : les Samin. Nés à la fin du XIXe siècle sous la houlette de Surontiko Samin, ces paysans javanais ont fait le choix de la non-violence, de la désobéissance civile et d’un islam abangan— un islam teinté d’animisme, de mysticisme et de sagesse populaire.
Une sagesse rurale face à la violence du pouvoir
Leur histoire n’est pas celle d’un soulèvement armé ni d’un appel à la révolution. C’est celle d’un refus tranquille, opiniâtre et profondément éthique : refuser de payer l’impôt, refuser de couper le bois pour le compte du colon, refuser de céder à la logique du profit. Résister, donc, mais sans violence. Résister par le silence, la lenteur, la dignité.
Une foi enracinée dans la terre et le bon sens
Les Samin ne rejettent pas l’islam, mais ils le vivent à leur manière. Leur islam n’est pas celui des oulémas ni des madrassas. C’est un islam de la terre, des rizières, des ancêtres, du bon sens. On y prie sans ostentation, on jeûne si l’on peut, mais surtout, on vit avec honnêteté (jujur), sans voler, sans blesser, sans mentir.
Ce n’est pas un islam codifié, mais un islam incarné. Pas de dogme, mais une éthique. Pas de discours savants, mais une parole simple, transmise de bouche en bouche. Loin des grandes querelles théologiques, les Samin enseignent à leurs enfants une seule chose : vivre en paix avec les autres, la nature, et sa propre conscience.
Un mode de vie en marge, mais jamais violent
Lorsque les colons néerlandais, à la fin du XIXe siècle, imposèrent des lois forestières qui interdisaient aux paysans l’accès aux ressources naturelles, Surontiko Samin appela ses compagnons à ne pas obéir — non pas en prenant les armes, mais en refusant de collaborer. Pas de confrontation frontale, mais une ruse tranquille : continuer à vivre comme avant, en se fichant des ordres absurdes venus d’en haut.
Ce geste était radical. Il ne s’agissait pas d’un repli, mais d’une contestation éthique du système colonial. Et ce qui frappe, c’est que cette résistance n’a jamais pris la forme du conflit physique. Pas de sabotages, pas de guérilla, pas de fanatisme. Seulement un refus poli, persistant, lucide.
Islam abangan : entre syncrétisme et mémoire ancienne
Le courant abangan, auquel appartiennent les Samin, est longtemps resté marginalisé, voire méprisé, par les élites religieuses urbaines ou orthodoxes. Dans la typologie proposée par l’anthropologue Clifford Geertz, l’abangan se distingue du santri (le musulman pieux, pratiquant et tourné vers la loi islamique) et du priyayi (l’élite bureaucratique et aristocratique).
Les Samin incarnent cette religiosité populaire, fluide, où l’islam se mêle aux anciens cultes javanais, à la sagesse kejawen, aux rites agraires. Ils refusent le formalisme de la prière canonique, préfèrent la sincérité intérieure à la conformité extérieure. Pour eux, Dieu n’habite pas dans les injonctions, mais dans l’honnêteté de chaque geste, chaque mot, chaque relation.
Une tradition de désobéissance douce
Surontiko Samin disait : « Wong Samin iku ora seneng gawe rame » — « les gens de Samin n’aiment pas faire de bruit ». Cette devise résume leur rapport au monde. Ils n’attaquent pas ; ils ne se plaignent pas ; ils ne réclament pas. Mais ils n’obéissent pas non plus. Ils font comme si l’ordre dominant n’existait pas.
Cette stratégie du retrait tranquille, qui rappelle à bien des égards les écrits de Gandhi ou les formes de résistance passive chères à Henry David Thoreau, est en réalité un choix politique profond. Ce n’est pas la peur qui pousse à la non-violence, mais un sens aigu de la justice et du respect de soi.
Le défi de la modernité : être minoritaire sans disparaître
Aujourd’hui, dans une Indonésie toujours plus urbanisée, industrialisée, standardisée, les Samin sont à la fois admirés et marginalisés. Leur refus de la bureaucratie, leur lenteur assumée, leur distance face aux institutions religieuses ou étatiques, les mettent à l’écart du monde moderne.
Mais ils continuent d’exister. Des communautés samin vivent encore dans les campagnes de Java. On les reconnaît à leur langage simple, leur tenue modeste, leur refus de l’excès. Ils cultivent encore le riz, vivent de la terre, enseignent à leurs enfants à ne pas mentir, ne pas convoiter, ne pas humilier. Et cela suffit.
Une leçon universelle : la force du calme
Dans un monde obsédé par la vitesse, la compétition, la visibilité, les Samin offrent une autre manière d’habiter le monde. Ils rappellent que la foi n’a pas besoin de cris, que la résistance peut être douce, que l’éthique n’a pas besoin de grands discours pour changer les choses.
Il serait facile de les caricaturer en "bons sauvages", ou de les folkloriser. Mais les Samin ne sont pas un vestige du passé : ils sont peut-être une des rares anticipations possibles d’un avenir plus humain. Un avenir où croire ne signifie pas dominer, où résister ne signifie pas détruire.
« L’homme paisible est un révolutionnaire lent. » — pourrait-on dire, en paraphrasant Voltaire. Et dans les forêts tranquilles de Java, les Samin continuent, sans bruit, à faire entendre cette autre révolution.