Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 19 juin 2025

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Nouveau Code, anciens démons

Le nouveau Code pénal indonésien, présenté comme une décolonisation, instaure en réalité un autoritarisme moraliste. En criminalisant vie privée, dissidence et diversité, il fait de l’État un gendarme de la vertu, menaçant libertés et tourisme. Cette mascarade juridique trahit la démocratie et risque d’isoler l’Indonésie sur la scène internationale.

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Nouveau Code, anciens démons

En décembre 2022, le parlement indonésien a adopté un nouveau Code pénal (KUHP), destiné à remplacer définitivement le code hérité du droit colonial néerlandais. Officiellement, il s'agit d'une "décolonisation juridique", d’un tournant vers un droit national fondé sur les "valeurs indonésiennes".

Entre révision historique et retour en arrière

Mais à y regarder de plus près, ce nouveau code n’incarne ni une avancée progressiste, ni une émancipation véritable de l’héritage colonial. Il s’impose plutôt comme un instrument de normalisation morale, de répression politique, et de surveillance sociale, dans une version "halalisée" du vieux contrôle colonial.

Cette mutation normative, à l’heure du XXIe siècle, soulève des inquiétudes majeures tant sur le plan des libertés fondamentales que sur celui de l’économie touristique. L’image d’un paradis tropical ouvert, tolérant et accueillant s’effrite sous les coups de lois qui criminalisent la vie privée, limitent la critique publique, et redessinent les contours de la citoyenneté sous l’angle d’un moralisme d’État. Derrière la façade de la souveraineté juridique, l’Indonésie semble glisser vers un modèle autoritaire moraliste, à rebours des promesses de la Réforme de 1998.

Une rupture avec le droit colonial ? Un faux procès historique

On vante volontiers le nouveau KUHP comme une libération du carcan néerlandais. Il est vrai que le précédent code datait de 1918 et était marqué par les logiques racistes et autoritaires du droit colonial. Mais le nouveau code ne procède pas à une réelle rupture : il recycle ses structures punitives, conserve son esprit répressif, et lui ajoute une dimension culturaliste et religieuse inquiétante.

Ce que le droit colonial faisait au nom de l’ordre impérial, le nouveau droit le fait au nom de la "moralité indonésienne". Mais l'effet est identique : surveiller, punir, conformer. En lieu et place d’une justice postcoloniale fondée sur les droits humains, c’est un droit moralisateur et idéologique qui se met en place. La modernisation promise se transforme en une ruralisation juridique et une montée en puissance du conservatisme moral, sous couvert d’« indigénité ».

Ainsi, loin de rompre avec l’autoritarisme colonial, le KUHP en radicalise les tendances les plus coercitives, sous un vernis nationaliste et religieux.

Criminalisation de la vie privée : un droit à l’intimité aboli

Parmi les dispositions les plus controversées figurent la criminalisation :

  • des rapports sexuels hors mariage (article 411),
  • de la cohabitation sans lien légal (article 412),
  • et des insultes envers le président, les institutions ou la morale publique.

Le simple fait, pour un couple non marié – y compris des touristes étrangers – de séjourner ensemble dans une chambre d’hôtel peut théoriquement entraîner une peine de prison, à condition qu’un membre de la famille porte plainte. Si les autorités promettent une application "modérée", la loi existe, et avec elle, un pouvoir discrétionnaire redoutable entre les mains de la police et des acteurs moraux.

Ce type de législation introduit une judiciarisation de la vie intime, contraire aux standards internationaux des droits humains. Elle transforme l’État en gendarme de la vertu, dans une logique paternaliste et invasive. Elle menace directement les minorités sexuelles, les couples non mariés, les personnes marginalisées – autant d’individus devenus délinquants potentiels d’un ordre moral codifié.

Un tourisme sous surveillance : vers une désaffection internationale ?

L’Indonésie, et plus particulièrement Bali, a longtemps capitalisé sur son image de tolérance culturelle, de pluralisme religieux et de convivialité insulaire. Or, la mise en œuvre de ce code pénal jette une ombre sur cette image internationale. Déjà, des agences de voyage australiennes et européennes mettent en garde leurs clients. Des publications évoquent une "chasse à la fornication" dans le paradis tropical. Le doute est semé, et le tourisme de masse pourrait bien se détourner d’un pays où la liberté de séjour rime avec incertitude judiciaire.

Le paradoxe est frappant : au moment où l’économie post-COVID cherche à relancer le tourisme, le gouvernement choisit de criminaliser les comportements les plus courants parmi les voyageurs étrangers (cohabitation, nudité partielle, consommation de certaines substances, critique publique). On sacrifie la liberté individuelle sur l’autel de la respectabilité morale – quitte à saborder l’un des secteurs les plus porteurs de l’économie nationale.

Bali n’est pas Dubaï. Son attrait repose justement sur un imaginaire d’ouverture, d’art de vivre, d’hospitalité libre. En brisant ce pacte implicite, le nouveau code pénal risque de dynamiter l’attractivité touristique, en particulier auprès des jeunes générations occidentales.

Le retour du sacré dans le droit : vers une islamisation de l’État laïc ?

Si le Pancasila garantit officiellement la neutralité religieuse de l’État, force est de constater que le nouveau KUHP s’inscrit dans une tendance plus large : celle d’un glissement théocratique du droit. De plus en plus, les valeurs islamiques conservatrices sont intégrées dans les lois civiles, au détriment d’un pluralisme juridique effectif.

Des provinces comme Aceh, sous régime de charia, ont déjà ouvert la voie à cette fusion du sacré et du légal. Le KUHP généralise désormais certaines normes inspirées des groupes religieux conservateurs à l’ensemble du territoire national, y compris les zones non musulmanes (comme Bali, les Moluques ou la Papouasie chrétienne).

Ce phénomène de sacralisation rampante du droit pénal soulève une question fondamentale : l’Indonésie reste-t-elle un État pluraliste, ou est-elle en voie d’homogénéisation religieuse sous couvert de nationalisme moral ? Pour les minorités, les femmes, les artistes, les penseurs critiques, les LGBT+, c’est un tournant menaçant.

Une démocratie sous contrainte : criminaliser la critique, policer l'opinion

Le nouveau KUHP ne se contente pas de viser la vie privée. Il s’attaque aussi aux libertés politiques :

  • Criminalisation des manifestations "non autorisées" (article 256),
  • Peines pour "atteinte à l’honneur du président" (articles 218-220),
  • Sanctions contre "la diffusion d’idéologies contraires à l’État", y compris le marxisme (article 240).

Ce retour de la loi contre la subversion rappelle les heures sombres du Nouvel Ordre de Soeharto. C’est une manière à peine voilée de réprimer toute critique structurée de l’État, de l’armée, ou de l’ordre moral dominant.

L’argument officiel ? "Préserver la stabilité". Mais à quel prix ? La stabilité n’est pas la démocratie. Et cette dérive répressive, si elle se confirme, renforce l’illusion d’un pluralisme vide de contenu, où la dissidence devient suspecte, et où le débat est confondu avec l’agitation.

Un code postcolonial ou néoautoritaire ?

Sous prétexte de décoloniser le droit, l’Indonésie a peut-être instauré un nouveau régime néoautoritaire, où l’État moral contrôle les corps, les paroles, les désirs. Derrière le discours de souveraineté juridique se cache une entreprise de moralisation punitive, qui conjugue l’héritage répressif colonial aux obsessions puritaines contemporaines.

En adoptant un Code pénal qui consacre des restrictions sévères aux libertés individuelles, l’Indonésie met en péril les droits fondamentaux de ses citoyens et visiteurs. Comme le souligne Andreas Harsono, chercheur à Human Rights Watch : 

“L’adoption de ce Code pénal marque le début d’un désastre absolu pour les droits humains en Indonésie. Il criminalise des comportements qui ne devraient pas l’être dans une société libre.”

Sans réforme sérieuse, cette législation risque d’ancrer une dérive autoritaire sous couvert de morale.

Il serait temps que la société civile, les intellectuels, les juristes progressistes et les jeunes générations exigent non pas seulement une décolonisation formelle du droit, mais une réinvention radicale de la justice : une justice libérée des dogmes, respectueuse des différences, protectrice des libertés. Sans cela, l’Indonésie ne fera que remplacer la toge coloniale par le turban de l’État moralisateur.

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