Des ombres rouges aux flammes noires : l’anarchisme en Indonésie, d’hier à aujourd’hui
« Être humain, c’est être libre — non de toute loi, mais de toute oppression. »
L’histoire officielle de l’Indonésie glorifie ses héros nationaux, ses fondateurs, ses proclamateurs. Elle célèbre la révolution comme une marche disciplinée vers l’indépendance, portée par des figures tutélaires, unies par le rêve d’une République.
Mais derrière cette épopée consensuelle, il existe une autre histoire : celle des insurgés sans drapeau, des rêveurs égalitaires, des dissidents oubliés — celle des anarchistes.
Premières étincelles : l’archipel libertaire colonial
Une histoire qui ne commence pas avec les cocktails Molotov d’un black bloc, mais avec des journaux clandestins, des syndicats rebelles, des penseurs en exil. Et cette histoire, bien que refoulée, continue de nourrir les marges contestataires d’aujourd’hui.
L’Indonésie coloniale n’était pas seulement un terrain d’exploitation, mais aussi un laboratoire idéologique, traversé par les courants radicaux venus d’Europe, de Chine et du monde musulman. Dès la fin du XIXe siècle, l’idée d’un monde sans domination, sans État, sans hiérarchie, arrive à travers les ports de Java et Sumatra, dans les journaux, les pamphlets, les livres interdits.
Henk Sneevliet et les germes du syndicalisme révolutionnaire
Arrivé en 1913, Henk Sneevliet, militant marxiste néerlandais, fonde l’ISDV (Indische Sociaal-Democratische Vereeniging), précurseur du parti communiste indonésien PKI. Inspiré par le syndicalisme révolutionnaire et l’autogestion ouvrière, Sneevliet ne prône pas une dictature centralisée, mais l’émancipation par les masses elles-mêmes. Il soutient les premières grèves ferroviaires, organise des cercles d’éducation populaire. Même s’il s’éloignera du libertarisme, son influence aura marqué la naissance d’un mouvement ouvrier autonome, horizontal, anti-autoritaire.
Ernest Douwes Dekker (Danudirja Setiabudi) : anticolonialisme radical et démocratie directe
Petit-neveu du célèbre écrivain Multatuli, Ernest Douwes Dekker incarne une figure étonnante : Eurasien, chrétien converti à l'islam, anticolonialiste précoce, il est l’un des fondateurs de l’Indische Partij (1912), premier parti politique indépendantiste. S’il n’est pas anarchiste au sens strict, sa vision fédéraliste, anti-impériale, et profondément antiraciste rejoint plusieurs points clés du libertarisme. Il rêvait d’une fédération égalitaire, autogérée, multiethnique — bien loin des modèles autoritaires imposés plus tard par les nationalistes militarisés.
Liu Shixin : Moteur de l’anarchisme chinois en Indonésie
Après la Première Guerre mondiale, Liu Shixin a propulsé l’anarchisme chinois en Indonésie grâce à son groupe « Masyarakat Kebenaran » et au journal Soematra Po. Son activisme audacieux a inspiré de puissantes grèves ouvrières contre la domination coloniale néerlandaise. Malgré une répression féroce et des déportations, son héritage anarchiste a profondément marqué les luttes sociales dans l’archipel des années1920.
Chez les Indonésiens, plusieurs figures historiques incarnent une position liminaire — à la croisée de l’anarchisme, du socialisme, et d’une éthique profondément enracinée dans la justice sociale, souvent nourrie par la tradition locale ou religieuse. Voici quelques exemples représentatifs :
Tan Malaka : révolutionnaire sans dogme
Tan Malaka reste une énigme. Souvent qualifié de communiste indépendant, il refusa à la fois le centralisme stalinien et le parlementarisme bourgeois. Dans son Madilog (1943), il critique les superstitions, les dogmes religieux et politiques, et appelle à une pensée libre, dialectique, matérialiste. Il rejette les partis comme seuls vecteurs du changement, insiste sur l’auto-éducation des masses, la spontanéité des luttes. Ce refus de la prise du pouvoir pour elle-même, ce rejet de l’État comme fin ultime, fait de lui une figure proto-anarchiste, bien que méconnue comme telle.
Sutan Sjahrir : humanisme antiautoritaire et socialisme libertaire
Premier Premier ministre de la République (1945), Sutan Sjahrir est l’un des rares leaders indonésiens à avoir défendu, dès les années 1930, une éthique politique fondée sur la liberté individuelle, la démocratie, le refus de la violence. Dans "Perjuangan Kita" (Notre lutte), il critique à la fois le fascisme japonais, le colonialisme néerlandais et les dérives autoritaires du nationalisme révolutionnaire. Admirateur de la social-démocratie européenne, il croyait en un socialisme humaniste, non-dogmatique, profondément moral. Sjahrir refusait les mobilisations de masse non conscientes, appelant à une élévation de la conscience civique. En cela, il partageait avec l’anarchisme une méfiance envers tout pouvoir centralisé.
1965 : l’effacement brutal
Après le coup d’État militaire de 1965, le général Suharto instaure le régime autoritaire dit Nouvel Ordre. Plus d’un demi-million de sympathisants communistes ou de gauche sont tués. Toute pensée progressiste devient suspecte. L’anarchisme, déjà marginal, est effacé du paysage. La mémoire de Sneevliet, de Tan Malaka, de Sjahrir est réécrite, censurée, mutilée. Les syndicats sont contrôlés par l’armée, les coopératives deviennent des façades bureaucratiques, et l’obéissance devient vertu nationale.
Mais le feu ne s’éteint pas. Il couve. Dans les scènes musicales alternatives, les cercles d’étudiants, les squats urbains, un autre langage politique commence à émerger.
La génération "Anarko" : entre punk, syndicalisme et utopie
Avec la chute de Suharto en 1998, les verrous idéologiques sautent. Une nouvelle génération de militants émerge. Les « anarko » — comme la presse les surnomme avec condescendance — se réapproprient le terme d’anarchisme, longtemps diabolisé.
De nouveaux visages de l’anarchisme indonésien font ainsi leur apparition :
- PPAS (Persaudaraan Pekerja Anarko-Sindikalis) : collectif anarcho-syndicaliste actif dans les milieux ouvriers. Ils organisent des grèves, des occupations d’usines, des campagnes de solidarité anticapitaliste.
- Fanzines et scènes punk : dans les villes comme Yogyakarta, Bandung, ou Surabaya, des groupes comme Marjinal, Antiseptic ou Taring Babi utilisent la musique pour propager des idées anti-autoritaristes, écologistes, anticapitalistes.
- Communautés autonomes : des fermes collectives, des infoshops, des bibliothèques autogérées naissent ici et là. Ces micro-espaces anarchistes offrent des alternatives pratiques : permaculture, soins communautaires, éducation critique.
- Anarchisme féministe : des collectifs comme Perempuan Mahardhika ou Serikat Jaringan Perempuan Anarko (réseau féministe anarchiste) luttent contre le patriarcat, les violences sexuelles, et défendent une autonomie corporelle et politique.
L’image du "casseur" : entre mythe médiatique et stratégie d’État
Depuis les manifestations contre la loi Omnibus (2020), le gouvernement et les médias indonésiens ont intensifié la répression contre les "anarko". On les accuse de vandalisme, d’idéologie étrangère, de subversion morale. Des jeunes sont arrêtés pour avoir porté des banderoles ou distribué des tracts.
Mais derrière l’image du casseur, il y a souvent un étudiant précaire, un ouvrier exploité, une femme battue, un jeune queer exclu — des individus qui n’ont trouvé dans l’anarchisme qu’un langage pour dire le refus : refus du patriarcat, du militarisme, du capitalisme vorace.
Selon un acteur engagé du mouvement anarchiste indonésien, cette criminalisation ne cible pas tant les actions des anarchistes que leur nature subversive :
« Ils ne veulent pas conquérir le pouvoir, mais le supprimer. C’est ce qui inquiète les autorités. »
L’anarchisme : une alternative locale au pouvoir autoritaire
L’anarchisme en Indonésie n’est ni une importation occidentale ni une anomalie idéologique. Il plonge ses racines dans l’histoire anticoloniale, dans la pensée de Douwes Dekker, de Tan Malaka, de Sjahrir — des figures ambivalentes, mais profondément éprises de liberté. Il s’incarne aujourd’hui dans des pratiques concrètes : coopérer sans dominer, vivre sans exploiter, contester sans commander.
À l’heure où les discours autoritaires gagnent du terrain, où la démocratie s’étiole, l’anarchisme n’est peut-être pas la fin du chaos — mais le début d’un autre ordre : un ordre horizontal, solidaire, libre.
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