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Billet de blog 19 juillet 2025

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Entre Haine et Intégration : Une lecture croisée des diasporas juive et chinoise

Entre exclusion violente et intégration conditionnelle, les diasporas juive et chinoise ont longtemps navigué dans l’ambiguïté des sociétés majoritaires. Cette lecture croisée interroge les logiques de haine, de mimétisme, de réussite et de méfiance qui structurent leur rapport à la puissance et à l’altérité.

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Entre Haine et Intégration : Une lecture croisée des diasporas juive et chinoise

« Chaque Juif, à un moment de sa vie, découvre qu’il est un Juif, et c’est ce moment qui peut bien être décisif pour sa vie. Il ne le découvre ni par naissance, ni par religion, mais dans le regard que les autres posent sur lui. »

 — Hannah Arendt, Le Système totalitaire (1951)

Ce constat radical de Hannah Arendt révèle l’un des ressorts les plus profonds de l’identité diasporique : on ne naît pas minoritaire, on le devient dans les yeux de la majorité. Être Juif dans l’Europe du XIXe siècle, comme être Chinois en Asie du Sud-Est, c’est souvent expérimenter cette révélation brutale : la frontière invisible entre “eux” et “nous” peut à tout moment se refermer. L’intégration ne dissout pas cette frontière ; elle l’accentue parfois.

Ce paradoxe de l’assimilation — plus on s’intègre, plus on devient suspect — traverse l’histoire des minorités visibles. Il s’exprime avec une violence inouïe dans deux affaires emblématiques : l’affaire Dreyfus en France et l’affaire Ahok en Indonésie. Dans les deux cas, un citoyen modèle, loyal à l’État, respectueux des lois républicaines ou constitutionnelles, est condamné non pour ses actes, mais pour ce qu’il incarne : l’audace d’une minorité qui ose accéder à la centralité du pouvoir.

Dreyfus et Ahok : deux procès de trop

Lorsque le capitaine Alfred Dreyfus, Juif alsacien parfaitement assimilé à l'élite militaire française, est accusé de trahison en 1894, il devient le symbole du Juif "intrus" dans la République. Son procès n’est pas juridique : il est politique et identitaire. Il révèle que même l’intégration la plus parfaite — via l’école républicaine, la méritocratie, la loyauté militaire — ne protège pas contre le soupçon fondamental d’altérité.

Un siècle plus tard, à Jakarta, Basuki Tjahaja Purnama — dit Ahok — gouverneur chrétien d’origine chinoise, affronte un procès pour “blasphème” après avoir cité un verset coranique dans un discours. Derrière le vernis juridique, l’affaire est profondément raciale et religieuse. Ahok dérange : il n’est pas musulman, il est Chinois, il est trop visible, trop réformiste. Il a brisé le tabou de la minorité silencieuse. Comme Dreyfus, il incarne l’irruption de l’« autre » dans les sphères du pouvoir.

La richesse comme stigmate : Rothschild et les Neuf Dragons

Un autre parallèle éclairant entre les diasporas juive et chinoise réside dans leur lien avec la finance et l’économie. Depuis le XIXe siècle, les banquiers juifs — Rothschild, Warburg, Mendelssohn — sont associés à une forme de capitalisme transnational, fantasmé comme conspirateur. Leur succès est vécu non comme un mérite, mais comme un danger, une prise de pouvoir souterraine sur les nations chrétiennes.

En Indonésie, l’équivalent contemporain se trouve dans les figures des Sembilan Naga — les "Neuf Dragons", surnom donné à un groupe restreint de tycoons sino-indonésiens qui dominent des secteurs clés de l’économie (banque, médias, import-export, etc.). À l’instar des Rothschild, ces oligarques suscitent admiration et suspicion. Leur richesse alimente les discours populistes et racistes sur une “prise en otage” de l’économie nationale par une ethnie étrangère, malgré leur nationalité indonésienne.

Dans les deux cas, la réussite économique devient une offense symbolique à la souveraineté nationale. Elle est perçue comme un signe d’infiltration, voire de colonisation intérieure.

Les paradoxes de l’assimilation : loyauté, trahison, invisibilité

Le modèle assimilationniste repose sur une promesse : l’abandon des particularismes garantira l’acceptation. Or, cette promesse est souvent trahie. Dreyfus a prouvé que même un officier loyal pouvait être désigné comme traître. Ahok a montré qu’un citoyen dévoué pouvait devenir l’ennemi religieux du peuple. La haine ne vise pas le communautarisme, mais l’ambition. Ce n’est pas l’altérité assumée qui effraie le plus : c’est l’altérité qui prétend être semblable.

Cette mécanique est universelle. Elle se retrouve dans la France laïque, dans l’Indonésie musulmane, dans l’Amérique WASP. Elle repose sur une contradiction : on exige que les minorités s’assimilent, mais on les punit dès qu’elles réussissent à se fondre dans la norme dominante.

L’État-nation et ses monstres : Israël et la Chine impériale

Ce que les histoires diasporiques ont de plus tragique, c’est qu’elles engendrent souvent des rêves de revanche étatique. Dans le cas juif, la Shoah et des siècles de persécution ont nourri le sionisme politique, aboutissant à la création de l’État d’Israël. Mais ce refuge tant espéré a, lui aussi, produit son propre revers : la domination coloniale du peuple palestinien. La diaspora juive, qui portait historiquement les valeurs de l’exil, de la justice et de l’universalisme (Spinoza, Marx, Freud, Arendt…), se trouve désormais instrumentalisée au service d’un État-nation qui réplique certaines logiques impériales jadis subies. Le rêve d’émancipation est devenu pour certains un outil d’oppression.

De l’autre côté, la Chine contemporaine, sous la direction de Xi Jinping, se présente comme le protecteur naturel de la diaspora chinoise mondiale. Mais cette prétention impériale — renforcée par la "Belt and Road Initiative" — inquiète. Elle transforme les identités culturelles en extensions géopolitiques. Les Chinois d’Asie du Sud-Est sont de plus en plus perçus comme des agents potentiels de Pékin, comme des relais d’un impérialisme chinois moderne, fondé sur la puissance économique, la langue, la culture, et parfois l’intimidation.

Ainsi, les diasporas qui ont longtemps souffert d’être sans État, se voient aujourd’hui prises dans des logiques inversées : être Juif, c’est être assimilé — à tort ou à raison — à la politique d’Israël. Être Chinois, c’est être confondu avec la puissance montante de la Chine impériale. L’histoire bascule : de victimes éternelles, les diasporas deviennent — symboliquement au moins — suspectes d’être les nouveaux dominateurs.

L’universalisme trahi

La tragédie des diasporas juive et chinoise tient à leur position unique dans l’histoire : elles sont à la fois trop visibles et trop invisibles, trop intégrées et trop étrangères. Leur richesse, leur réussite, leur loyauté même sont retournées contre elles. Elles incarnent une altérité qui dérange parce qu’elle réussit.

Mais elles nous rappellent aussi que l’universalisme ne va pas de soi. Il ne suffit pas d’ouvrir l’école, le marché ou les urnes. Il faut aussi affronter les fantômes de l’histoire, les récits nationaux exclusifs, les peurs de l’autre. Arendt nous enseigne que l’identité ne se choisit pas entièrement : elle se révèle dans les regards que les sociétés portent sur ceux qu’elles ne veulent jamais considérer comme pleinement "des leurs".

Il ne tient qu’à nous de briser ce cercle. Non pas en exigeant des minorités qu’elles disparaissent, mais en acceptant qu’elles soient visibles — et légitimes — dans toute leur différence.

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