Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 19 juillet 2025

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Minoritaire en Indonésie : soumission, adulation et fracture

En Indonésie, être minoritaire ne signifie pas seulement être moins nombreux : c’est vivre dans une tension constante entre adaptation et effacement. Face à l’hégémonie culturelle dominante, les logiques de soumission, de flatterie des puissants et d’oubli de soi deviennent des stratégies de survie… puis des prisons identitaires.

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Être minoritaire en Indonésie : entre soumission intériorisée, adulation des puissants et fracture identitaire

Une analyse socio-psychologique d’un mécanisme de survie devenu pathologie collective

L’Indonésie, vaste archipel à la diversité ethnique et religieuse impressionnante, se présente volontiers comme une démocratie pluraliste fondée sur le principe de Bhinneka Tunggal Ika — "Unité dans la diversité". Pourtant, derrière cette devise officielle se cachent des réalités douloureuses pour de nombreuses minorités, qu'elles soient religieuses, ethniques, linguistiques ou même idéologiques.

Dans ce pays où l’homogénéité javano-musulmane tend à s’imposer comme norme culturelle, être minoritaire ne relève pas simplement d’un statut social ou numérique, mais devient une condition existentielle marquée par l’angoisse, la surveillance et parfois l’humiliation.

Cet article explore les dynamiques psychologiques et sociales vécues par les minorités en Indonésie, en particulier le phénomène de soumission intériorisée, le réflexe de "lécher les bottes" des dominants (menjilat en indonésien) et l’obsession de glorifier les puissants. Ces comportements ne sont pas uniquement individuels, mais renvoient à des stratégies collectives de survie qui, au fil du temps, ont dégénéré en pathologies sociales.

Minoritaire en Indonésie : une vulnérabilité permanente

Être minoritaire en Indonésie ne signifie pas seulement être moins nombreux. Cela signifie souvent vivre sous la menace constante de la stigmatisation, de la violence symbolique, voire physique. Les minorités chrétiennes, bouddhistes, hindoues ou confucianistes, tout comme les peuples autochtones de Papouasie, Kalimantan, Nusa Tenggara ou Sumatra, doivent continuellement composer avec un appareil d’État centralisé, largement façonné par une vision du monde javano-islamique.

Cette marginalisation ne prend pas toujours la forme de répression ouverte. Elle opère souvent de manière plus subtile, par l’exclusion administrative, les stéréotypes véhiculés dans les médias ou les exigences implicites d’assimilation. Dans les écoles, dans les bureaux administratifs, sur les réseaux sociaux, un langage dominant impose ce qu’il faut penser, croire, manger, prier ou même ressentir. Ainsi, la pression à la conformité pousse les minorités à adopter des mécanismes d’autocensure, de silence, voire de loyauté forcée.

La mentalité menjilat : soumission ou stratégie de survie ?

Le terme menjilat — littéralement "lécher" — est une expression familière dans la culture indonésienne pour désigner ceux qui flattent servilement les puissants afin d’obtenir protection ou promotion. Chez les minorités, cette mentalité ne relève pas uniquement de l’opportunisme, mais bien d’un réflexe psychologique développé dans des contextes de domination persistante.

Lorsque l’on ne peut pas critiquer sans risquer sa position ou sa sécurité, il devient plus prudent de se montrer docile, admiratif, et même enthousiaste devant l’ordre établi. On apprend à féliciter ce qui nous opprime, à remercier ceux qui nous méprisent. Des minoritaires deviennent ainsi les premiers défenseurs du système qui les marginalise — une loyauté qui relève moins de la conviction que de la nécessité.

Ce phénomène est accentué par la culture hiérarchique indonésienne, dans laquelle le respect des aînés, des autorités et des figures de pouvoir est fortement valorisé. La crainte de perdre la face (malu), de paraître ingrat ou subversif, renforce cette culture du silence et de la flatterie.

L’obsession de glorifier les puissants : entre admiration et dépendance

Dans de nombreux contextes indonésiens, les figures d’autorité sont vénérées à un niveau presque cultuel : présidents, généraux, chefs religieux, bureaucrates, célébrités, tous bénéficient d’une aura d’infaillibilité. Cette idolâtrie n’est pas étrangère aux minorités, qui y voient une manière d’absorber symboliquement le pouvoir qu’elles n’ont pas. S’identifier aux forts, les défendre, les célébrer, devient une manière de s’affranchir temporairement de sa propre faiblesse.

Dans les églises chrétiennes, par exemple, on observe parfois une tendance à survaloriser les discours de l’État, à célébrer l’unité nationale à outrance, voire à justifier des injustices au nom de la paix sociale. Dans les milieux chinois-indonésiens, l’obsession de la réussite économique et de la loyauté politique s’accompagne souvent d’un rejet des voix critiques, considérées comme "dangereuses" ou "radicales".

Mais cette adulation n’est pas gratuite. Elle exige un renoncement à soi, un effacement des souffrances propres, et parfois un rejet de ceux qui osent résister. Les minorités deviennent ainsi non seulement victimes, mais aussi agents involontaires de la perpétuation du système oppressif.

Une lecture psychanalytique : le complexe du colonisé

Frantz Fanon, dans "Peau noire, masques blancs", décrit comment les colonisés développent une fascination malsaine pour leurs oppresseurs, adoptant leur langage, leurs gestes, leur vision du monde, dans l’espoir illusoire d’être acceptés. Cette analyse peut s’appliquer aux minorités indonésiennes, en particulier dans leur rapport au pouvoir javano-musulman dominant.

Ce que Fanon appelait la "blanchité désirée" peut ici être traduit par la "javanité adoptée". On modifie sa manière de parler, de s’habiller, de prier. On cache ses différences. On fait taire ses blessures. Ce phénomène provoque des fractures identitaires profondes, notamment chez les jeunes générations, prises entre fidélité à leurs racines minoritaires et désir d’intégration dans une société qui valorise l’uniformité.

Vers une émancipation difficile mais nécessaire

Il serait injuste de blâmer uniquement les minorités pour ces comportements. Ils sont souvent le fruit d’un système historique de répression, de peur et d’exclusion. Pourtant, une prise de conscience collective est nécessaire. Car tant que les minorités se sentiront obligées de flatter les puissants pour exister, elles resteront prisonnières d’un statut de subalternes.

Des voix courageuses s’élèvent, cependant, pour revendiquer la fierté d’être différent, pour critiquer les dérives autoritaires, pour construire des alliances intercommunautaires. Des mouvements autochtones, des intellectuels minoritaires, des artistes, des activistes religieux posent les jalons d’une alternative : une Indonésie où la diversité n’est plus tolérée par condescendance, mais célébrée par conviction.

Conclusion

Être minoritaire en Indonésie, c’est vivre dans une tension permanente entre adaptation et résistance. La mentalité menjilat, l’adoration des puissants, l’intériorisation de l’infériorité ne sont pas seulement des travers culturels : ce sont des symptômes d’un déséquilibre profond dans les rapports de pouvoir.

Une guérison collective nécessite de reconnaître ces blessures, de les nommer, de les analyser, et surtout, de les dépasser. Non pas pour inverser les rapports de force, mais pour bâtir un espace commun où personne n’aura besoin de s’effacer pour être accepté.

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