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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 19 octobre 2025

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Le silence des armes : pourquoi les vétérans indonésiens ne regrettent pas

Alors que d’anciens soldats allemands, japonais ou français ont reconnu leurs crimes, aucun vétéran indonésien n’a jamais exprimé de remords pour les massacres de 1965, Aceh, la Papouasie ou le Timor. Un silence d’État bâti sur le déni, la religion et la gloire militaire.

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Le silence des armes : pourquoi les vétérans indonésiens ne regrettent pas

Dans d’autres pays, les vétérans ont fini par parler. En Allemagne, au Japon, aux États-Unis, en France, des anciens soldats ont trouvé la force de dire leur honte. Ils ont reconnu leurs crimes, leurs illusions, la mécanique qui transforme un homme en machine de guerre.

En Indonésie, rien de tel. Aucun regret public n’a été exprimé — à l’exception d’excuses purement formelles du président Joko Widodo en 2022 — pour les massacres de 1965–1966, ni pour les répressions sanglantes au Timor oriental, à Aceh ou en Papouasie. Ici, le silence est devenu une politique d’État.

Entre octobre 1965 et les premiers mois de 1966, des centaines de milliers de personnes — souvent accusées à tort d’être proches du Parti communiste indonésien (PKI) — ont été arrêtées, torturées, exécutées. Les estimations varient, mais les organisations de défense des droits humains parlent de 500 000 à un million de morts. Le général Sarwo Edhie Wibowo, commandant de la division de para-commandos (RPKAD), fier de sa “victoire”, déclarait publiquement avoir “sauvé la nation en exterminant trois millions de communistes”. Ce chiffre, sans doute exagéré, dit moins la réalité arithmétique du massacre que la fierté du bourreau : celle d’un homme persuadé d’avoir accompli une mission divine.

Autour de l’armée, des milices religieuses ont participé à la tuerie. Dans certaines régions, des groupes islamistes, galvanisés par des sermons anticommunistes, ont égorgé leurs voisins “rouges” en récitant des prières. On disait alors que tuer un communiste, c’était rendre un culte à Dieu. Des rivières entières furent bouchées par les cadavres ; dans les villages de Java et de Bali, on brûlait les maisons des “traîtres” au nom de la foi et de la nation. Ces scènes d’horreur furent ensuite effacées des manuels scolaires, remplacées par un film obligatoire qui glorifiait l’armée et diabolisait les victimes.

Sous le régime du général Suharto, le Nouvel Ordre a institutionnalisé l’amnésie. L’histoire officielle a fait des assassins des héros et des morts des coupables. Pendant trente ans, les enfants ont appris à craindre les communistes comme des monstres sanguinaires, sans jamais entendre un mot sur les véritables massacres. Dans ce pays où la propagande se confondait avec la morale, regretter aurait été trahir. L’armée n’a jamais été défaite, jamais jugée, jamais contrainte de se repentir : elle a gardé le pouvoir, et avec lui, le droit d’écrire l’histoire.

Ailleurs, les sociétés ont dû se confronter à leurs crimes. L’Allemagne a connu Nuremberg. Le Japon a été contraint de reconnaître ses massacres en Asie. La France a fini par admettre la torture en Algérie. Même les États-Unis, malgré leurs dénis, ont vu d’anciens soldats témoigner des atrocités au Vietnam ou en Irak. En Indonésie, rien de tout cela. Pas de procès, pas de commission de vérité, pas même de reconnaissance symbolique. Ceux qui tentent de parler encore aujourd’hui — journalistes, chercheurs, survivants — sont intimidés, censurés, parfois accusés d’être “pro-PKI”.

Le silence est devenu une forme de loyauté patriotique. Les vétérans de 1965, aujourd’hui vieux, ne se perçoivent pas comme des meurtriers, mais comme des sauveurs. Ils ont grandi dans un récit où tuer les ennemis de la patrie était un acte de foi. Beaucoup ont reçu des décorations, des postes, des pensions. Leur regret serait perçu non comme un acte de conscience, mais comme une trahison contre la nation elle-même.

Pourtant, dans les provinces longtemps sous loi martiale — Aceh, la Papouasie, le Timor d’hier —, les mémoires refoulées resurgissent. On y raconte les rafles, les villages brûlés, les disparus, les femmes violées. Le pays tout entier vit dans une forme de dissociation collective : une République fondée sur la liberté, mais hantée par les fantômes de ses propres massacres.

En refusant d’entendre ces voix, l’Indonésie se condamne à une vérité suspendue. Tant que les mots “crime” et “responsabilité” resteront bannis du discours public, aucun pardon ne sera possible — ni pour les victimes, ni pour les bourreaux. Le général Sarwo Edhie est mort en héros d’État. Ses soldats sont honorés comme patriotes. Mais l’histoire, elle, n’oublie jamais.

Un jour, peut-être, un vétéran indonésien parlera. Il dira ce qu’il a vu, ce qu’il a fait, ce qu’on lui a ordonné. Il dira que derrière les drapeaux et les hymnes, il y avait des corps, du sang, des enfants. Ce jour-là, la République commencera enfin à se regarder en face — non pas pour s’humilier, mais pour redevenir humaine.

Genocide politique et double standard occidental

Les massacres indonésiens et la répression au Timor oriental révèlent une réalité que peu osent dire : le monde occidental applique des standards différents selon ses intérêts géopolitiques.

Pendant que les horreurs du Khmer rouge de Pol Pot étaient exposées et condamnées, les crimes du régime Suharto à l’intérieur de l’Indonésie et à Timor oriental restaient largement ignorés. Des centaines de milliers de morts, des villages rasés, des disparitions massives se produisaient au même moment que les massacres cambodgiens, mais le soutien américain, européen et australien à Suharto garantissait le silence. Pol Pot, lui, était isolé, diabolisé, puni politiquement et médiatiquement. Pourtant l’échelle et la brutalité de la répression indonésienne étaient comparables, sinon supérieures, à celles de Phnom Penh et de ses campagnes rurales.

Le contraste est frappant : la communauté internationale pouvait s’émouvoir et médiatiser un génocide quand il frappait un régime hostile, mais elle se taisait face à un allié stratégique. Les massacres à Timor, Aceh ou en Papouasie sont ainsi devenus un miroir brisé du double standard : crimes de masse reconnus ou ignorés selon les intérêts des puissances. Les victimes indonésiennes et timoraises n’ont jamais eu droit à la même exposition médiatique, aux mêmes enquêtes ou tribunaux internationaux que les Cambodgiens.

Ce silence occidental a consolidé le silence interne. L’impunité et la complicité internationale ont permis aux vétérans de rester fiers, aux anciens officiers de se considérer comme des héros, et à l’État indonésien de continuer à nier et réécrire l’histoire. Il revient aux citoyens conscients de pousser leur gouvernement à la responsabilité, notamment en commençant par contrôler strictement la vente et l’exportation d’armes vers des zones de répression.

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