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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 19 octobre 2025

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L'Indonésie dans l’ombre de la dette chinoise

Symbole d’un progrès national financé à crédit, le train à grande vitesse Jakarta–Bandung révèle la fragilité de l’Indonésie face à l’influence économique de Pékin. Mahfud MD, juriste chevronné et ex-ministre influent, alerte : derrière la dette, c’est la souveraineté du pays qui vacille.

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L'Indonésie dans l’ombre de la dette chinoise 

L’Indonésie a rarement connu un débat aussi chargé d’électricité politique. Quand Mahfud MD, figure respectée de la scène politique et ancien ministre de la Coordination politique, juridique et sécuritaire, évoque la possibilité que la Chine puisse réclamer la région de Natuna Nord en cas de défaillance de paiement de la dette du projet de train à grande vitesse, il ne fait pas qu’agiter un fantasme. Il réveille une vieille angoisse indonésienne : celle de voir la souveraineté nationale négociée à la table de la dette.

Quand le symbole du progrès devient le miroir d’une dépendance

Depuis l’inauguration du train à grande vitesse Jakarta–Bandung, symbole de modernité et de puissance technologique, les chiffres du coût réel et du financement sino-indonésien continuent de susciter la controverse. Ce projet, vanté comme le fleuron de la coopération bilatérale, s’est transformé en gouffre budgétaire pour l’État indonésien : dépassements, renégociations, et prêts rééchelonnés auprès de Pékin. Dans ce contexte, la déclaration de Mahfud prend une tonalité grave : et si la dépendance financière se transformait en dépendance politique ?

Le spectre de la “diplomatie de la dette” plane sur l’archipel

Il n’est pas anodin que Mahfud ait choisi Natuna pour illustrer son avertissement. Ces îles, situées au nord-ouest de Bornéo, au cœur d’une mer disputée et riche en gaz naturel, incarnent un territoire hautement stratégique — à la fois pour la sécurité maritime de l’Indonésie et pour la rivalité sino-américaine en mer de Chine méridionale. Pékin y entretient depuis des années des revendications ambiguës, soutenues par la fameuse “ligne en neuf traits” qui mord sur les zones économiques exclusives indonésiennes.

L’hypothèse d’une “cession compensatoire” semble juridiquement improbable, mais politiquement, elle résonne comme une mise en garde. Car la “diplomatie du piège de la dette”, déjà observée au Sri Lanka, au Laos ou aux Maldives, n’est plus un concept académique : c’est un scénario qui hante toutes les nations émergentes dépendantes des prêts chinois. Mahfud, en politicien madré, transforme cette angoisse en arme rhétorique. Il force le gouvernement à rendre des comptes, à prouver que la souveraineté économique et territoriale ne se négocie pas dans les marges d’un contrat d’infrastructure.

Whoosh, ou le prix d’un symbole

Le train à grande vitesse, baptisé “Whoosh”, devait incarner la vitesse du progrès indonésien. Il est devenu, pour certains, le symbole d’une modernité fragile, achetée à crédit. L’ambition de relier Jakarta à Bandung en quarante minutes a coûté des milliards de dollars, dont une part importante financée par des banques chinoises via la société mixte PT KCIC (Kereta Cepat Indonesia–China). Or, les coûts initiaux ont explosé, les taux d’intérêt pèsent, et les retours économiques se font attendre.

C’est dans cette brèche que s’engouffre le discours de Mahfud : derrière les chiffres, il voit une mise sous tutelle potentielle. Ce qu’il formule n’est pas une prophétie territoriale, mais une métaphore d’alerte : si l’Indonésie ne maîtrise pas sa dette, d’autres maîtriseront son destin. L’ombre chinoise plane, non comme une menace militaire, mais comme un pouvoir discret, contractuel, irréversible.

Natuna, ligne de front de la souveraineté

Sur les cartes, Natuna paraît lointaine ; dans le cœur des Indonésiens, elle est la ligne rouge. L’armée y multiplie les patrouilles, le gouvernement y construit des bases et y hisse le drapeau comme pour dire : “ici, c’est encore chez nous”. Mais dans la narration de Mahfud, Natuna devient un symbole politique — l’équivalent d’une alerte préventive adressée au pouvoir : la souveraineté ne se perd pas d’un coup de canon, elle se perd dans un silence budgétaire.

Ce discours touche une corde sensible dans un pays qui a connu la colonisation, les réformes économiques dictées par le FMI dans les années 1990, et la méfiance persistante envers les puissances étrangères. Ce n’est pas tant la Chine que Mahfud accuse ; c’est la légèreté avec laquelle certains gouvernements traitent les engagements financiers sans penser aux conséquences géopolitiques.

Un débat sur l’avenir, pas seulement sur une dette

Au fond, cette controverse révèle l’état d’esprit d’une Indonésie en transition : un géant démographique et économique, mais encore vulnérable à la pression de ses créanciers et à la tentation de la croissance à tout prix. Le train à grande vitesse, vitrine technologique, se trouve désormais au centre d’un débat moral : peut-on parler de progrès si celui-ci met en péril la souveraineté ?

Dans le tumulte politique de Jakarta, les propos de Mahfud auront au moins un mérite : rappeler que la dette n’est jamais neutre, qu’elle engage plus qu’un budget — elle engage une nation tout entière. Et dans les eaux bleues de Natuna, la question flotte, lourde, presque philosophique : jusqu’où peut-on emprunter avant de commencer à céder ?

Source :

https://www.bisnis.com/read/20251015/638/1920392/mahfud-khawatir-china-minta-wilayah-natuna-utara-jika-ri-gagal-bayar-utang-kereta-cepat

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