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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 20 juillet 2025

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Accepter ou résister ? Le dilemme du nerimo javanais

Le nerimo, posture traditionnelle javanaise d’acceptation sereine face à l’adversité, incarne un dilemme entre résignation et résistance. Aujourd’hui, ce concept éclaire les défis contemporains aussi bien en Indonésie qu’en France, où, face aux crises sociales et politiques, la question se pose : accepter le statu quo ou cultiver une révolte intérieure, calme mais déterminée ?

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Accepter ou résister ? Le dilemme du nerimo javanais

Le concept de nerimo dans la culture javanaise, souvent traduit par « acceptation » ou « résignation », constitue l’un des piliers philosophiques de la sagesse traditionnelle de Java. 

Héritier d’un long héritage mystique, hindou-bouddhique et soufi, nerimo ing pandum – littéralement « accepter ce qui est donné » – reflète une posture éthique face au destin, aux souffrances et à l’instabilité de la vie. 

Nerimo et stoïcisme : deux écoles de calme face à l’inévitable

À bien des égards, cette disposition intérieure n’est pas sans rappeler le stoïcisme antique, notamment dans son acceptation des choses qui échappent au contrôle humain et dans son appel à la maîtrise de soi.

Cependant, dans le contexte socio-politique de l’Indonésie contemporaine, marqué par les inégalités structurelles, l’autoritarisme rampant et la marginalisation de certaines régions et communautés, nerimo se révèle être une épée à double tranchant. 

D’un côté, il incarne une sagesse de l’âme, un antidote au ressentiment et à la violence ; de l’autre, il peut être instrumentalisé pour légitimer l’injustice, maintenir l’ordre établi et désamorcer toute velléité de critique ou de résistance.

Cet article propose une lecture philosophique et critique du nerimo javanais, en dialogue avec le stoïcisme, tout en interrogeant ses implications éthiques, politiques et spirituelles dans l’Indonésie actuelle.

Cosmologie javanaise et éthique de l’acceptation

La notion de nerimo ne peut être comprise indépendamment de l’univers spirituel et culturel de Java. Elle s’enracine dans une cosmologie où l’harmonie entre le microcosme (l’être humain) et le macrocosme (l’univers, l’ordre divin) est primordiale. 

À l’instar de la pietas chez les stoïciens, la vertu du nerimo repose sur la reconnaissance d’un ordre supérieur auquel il faut s’accorder avec humilité. L’adab (attitude correcte) devient dès lors le mode d’être par excellence du priyayi, la noblesse traditionnelle javanaise, qui incarne le raffinement, la retenue, la patience, et surtout, l’acceptation silencieuse du destin.

Cette posture trouve des échos dans la philosophie stoïcienne, notamment chez Épictète et Marc Aurèle. Pour ces penseurs, la liberté réside non dans la maîtrise du monde, mais dans la maîtrise de soi et l’acceptation sereine de ce qui échappe à notre volonté. 

Le nerimo et le stoïcisme se rejoignent ainsi dans leur appel à la paix intérieure et à la transformation du regard sur le monde : ne pas se révolter contre l’inévitable, mais trouver dans l’acceptation une forme de sagesse supérieure.

La puissance spirituelle du nerimo

Dans une société confrontée à l’impermanence, aux désastres naturels et aux turbulences politiques, le nerimo a pu servir d’armure intérieure face aux épreuves. Il enseigne la patience, la non-réactivité, l’élégance du silence et la maîtrise des passions. Pour beaucoup de Javanais, il s’agit d’un chemin d’équilibre : ne pas nourrir les émotions destructrices, accepter la souffrance comme une part du karma, et préserver l’harmonie sociale (rukun).

Cette posture intérieure a permis à de nombreuses générations de maintenir une cohésion communautaire et une paix relative, même au cœur de l’oppression ou de la pauvreté. Elle protège l’âme du ressentiment corrosif et ouvre un espace à la contemplation et à la profondeur spirituelle. Le nerimo devient alors une forme de résistance douce à l’agitation, au matérialisme et à la colère.

Le nerimo comme outil de pacification politique

Cependant, cette sagesse peut facilement être détournée et instrumentalisée. Dans l’histoire politique de l’Indonésie, du New Order de Suharto jusqu’aux régimes post-réformasi, le nerimo a souvent été invoqué – implicitement ou explicitement – pour étouffer les contestations sociales. On invite les pauvres à « accepter leur sort », les minorités à « ne pas déranger l’harmonie nationale », les opposants à « rester calmes », les Papous à « ne pas protester », les femmes à « être patientes ». Ainsi, une vertu spirituelle devient un outil idéologique de contrôle.

Comme le note le philosophe politique Slavoj Žižek, l’idéologie la plus efficace est celle qui s’habille en sagesse morale. Le nerimo, quand il est imposé d’en haut, sert non plus à libérer l’individu de ses passions, mais à le désactiver politiquement. Il crée des sujets dociles, passifs, incapables de nommer l’injustice, encore moins de la contester. Sous couvert de calme et de spiritualité, c’est le statu quo social qui est préservé.

Stoïcisme, nerimo et réinvention critique

La solution n’est pas de rejeter nerimo, pas plus qu’il ne serait juste de rejeter le stoïcisme pour son apolitisme apparent. Il faut plutôt, comme le suggère Cornel West à propos du stoïcisme noir (Black Stoicism), en réinterpréter les ressorts à partir des réalités concrètes de l’oppression. Un nerimo critique, conscient, peut devenir un levier de transformation intérieure et sociale. Il peut nourrir une lucidité tragique, un courage de vivre sans illusion, tout en refusant la résignation servile.

Le stoïcien véritable n’est pas celui qui subit l’injustice en silence, mais celui qui conserve sa dignité en la dénonçant sans haine. Le nerimo profond ne dit pas « tout est bien », mais « je reste maître de mon âme, même dans le chaos ». Il est possible dès lors de penser un nerimo subversif : une posture de calme actif, de sérénité insurgée, où l’acceptation de ce qu’on ne peut changer coexiste avec l’engagement pour changer ce qui peut – et doit – l’être.

Une sagesse du calme pour résister au chaos

Dans une Indonésie marquée par les conflits identitaires, les inégalités régionales et la montée d’un autoritarisme post-démocratique, il est urgent de réexaminer les vertus traditionnelles non comme des reliques, mais comme des sources critiques à revaloriser. Le nerimo n’est pas condamnable en soi, mais il devient problématique lorsqu’il est figé, essentialisé, et mobilisé contre toute forme de contestation légitime.

Réenchanter le nerimo, c’est le libérer de son carcan fataliste et le réinscrire dans une philosophie de la dignité, de la présence à soi, et de la résistance non-violente. C’est retrouver, à travers la sagesse javanaise, une voie vers une éthique publique du courage tranquille. Là se trouve peut-être la tâche des penseurs et penseuses de notre temps : faire dialoguer l’héritage ancestral avec les exigences de justice, pour qu’à Java comme ailleurs, l’âme ne soit plus un refuge pour l’opprimé, mais le ferment d’un monde plus humain.

Nerimo javanais et défis contemporains en France

Le nerimo javanais, loin d’être une simple résignation, peut se lire comme une sagesse lucide alliant acceptation et maîtrise de soi. Cette posture résonne avec les enjeux actuels en France, où résilience et colère sociale coexistent dans un fragile équilibre.

Dans un contexte où la résilience est parfois imposée comme une injonction politique, nerimo invite à une acceptation consciente qui ne signifie pas renoncement, mais force intérieure pour affronter l’injustice sans violence.

Ainsi, de Java à Paris, la question demeure : comment accepter ce qui ne dépend pas de nous sans perdre le désir et la capacité de changer ce qui peut l’être ? Nerimo offre une voie d’équilibre, entre calme profond et engagement éclairé, pour vivre libre dans un monde instable.

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