Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 20 juillet 2025

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« l’Homme indonésien » selon Mochtar Lubis

Avec une plume acérée et une conscience éveillée, Mochtar Lubis brosse en 1977 un portrait sans concession de "l’homme indonésien". Ce discours, devenu emblématique, interroge les failles morales et politiques d’une nation postcoloniale en quête de liberté intérieure. Une critique toujours brûlante d’actualité.

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 « l’Homme indonésien » selon Mochtar Lubis : Une Analyse Critique et Nuancée

Mochtar Lubis, écrivain, journaliste et intellectuel engagé, a profondément marqué l’histoire culturelle et politique de l’Indonésie moderne par la lucidité de sa critique et le courage de sa pensée. Dans un discours devenu célèbre, prononcé en 1977 au Taman Ismail Marzuki, le Palais des Arts de Jakarta, et intitulé "Manusia Indonesia", Lubis dresse un portrait à la fois sombre et percutant de l’homme indonésien.

Ce portrait, s’il a suscité des polémiques et parfois des interprétations superficielles, demeure un texte fondamental pour comprendre les blessures morales, les héritages coloniaux et les tensions intérieures qui traversent l’identité collective indonésienne.

Cet article propose une lecture approfondie et critique de ce texte, en replaçant les affirmations de Lubis dans leur contexte historique, tout en interrogeant leur validité et leur portée à la lumière des dynamiques sociales contemporaines.

Les six traits fondamentaux de l’homme indonésien

Les six caractéristiques suivantes constituent une interprétation largement reconnue de la vision que Mochtar Lubis a donnée de l’homme indonésien en 1977.

Plutôt qu’une citation mot à mot, il s’agit d’une synthèse qui vise à mettre en lumière certains traits sociaux qu’il a identifiés.

1. L’hypocrisie sociale

   L’homme indonésien est, selon Lubis, souvent hypocrite : il prône des valeurs morales ou religieuses en public tout en agissant à l’inverse dans la sphère privée. Cette duplicité est enracinée dans un système éducatif qui valorise la soumission et dans une culture politique qui réprime la liberté d’expression.

2. La peur des responsabilités

   Il dénonce l’absence de sens des responsabilités, notamment chez les élites. Cette peur serait liée à des siècles d'oppression coloniale et de féodalité, qui auraient infantilisé les citoyens et encouragé la dépendance au pouvoir central.

3. La mentalité féodale

   L'homme indonésien reste soumis à une hiérarchie rigide : respect excessif de l’autorité, absence de sens critique, glorification des figures de pouvoir. C’est un résidu de la culture coloniale et précoloniale qui n’a pas été éradiqué par l’indépendance.

4. La superstition

   Malgré les avancées de l’éducation, Lubis note que beaucoup restent attachés à des croyances irrationnelles, au détriment de la rationalité scientifique. Cette superstition permettrait aux autorités religieuses ou politiques de maintenir leur emprise.

5. La tolérance à la corruption

   La corruption est non seulement répandue, mais aussi souvent tolérée, voire justifiée par des arguments culturels ou religieux. Selon Lubis, cela traduit une érosion profonde de l’éthique civique.

6. Le caractère faible face à l’adversité

   Enfin, Lubis regrette le manque de résilience morale et intellectuelle. L’homme indonésien, selon lui, fuit souvent le conflit, préfère l’évitement au dialogue, et se réfugie dans le fatalisme plutôt que d’assumer un combat éthique.

Une critique lucide ou un portrait caricatural ?

Certains ont reproché à Lubis un ton trop pessimiste, voire misanthrope, suggérant qu’il projetait ses propres frustrations intellectuelles sur l’ensemble de la société. Pourtant, son intention n’était pas de condamner, mais d’inviter à la prise de conscience.

Le style direct et sans fard de Lubis visait à secouer les consciences, dans un contexte post-Suharto marqué par la répression, l’anti-intellectualisme et la montée du conformisme. Ce qu’il nomme « hypocrisie » peut aussi être lu, avec plus de nuance, comme un mécanisme d’adaptation face à des régimes autoritaires et à un ordre social hiérarchique profondément enraciné.

Entre héritage colonial et modernité inachevée

Il serait réducteur d’interpréter les propos de Lubis comme une condamnation essentialiste. Au contraire, il invite à comprendre l’homme indonésien comme un produit historique : façonné par des siècles de domination hollandaise, par la féodalité locale, par une indépendance qui n’a pas totalement libéré les structures mentales.

La corruption, le féodalisme ou la peur du débat ne sont pas des « traits culturels » naturels, mais les effets durables d’un pouvoir autoritaire, de l’absence de réforme éducative profonde et d’une modernisation incomplète. Lubis réclame une libération intérieure, un processus d’auto-critique citoyenne.

Résonances contemporaines : le message de Lubis aujourd’hui

À l’ère numérique et à l’époque de la démocratisation relative depuis la chute de Suharto, certaines des critiques de Lubis semblent encore tristement pertinentes. L’hypocrisie religieuse dans l’espace public, la corruption systémique, la soumission aveugle aux figures autoritaires, persistent sous de nouvelles formes.

Mais on observe aussi des contre-tendances : une jeunesse plus critique, des mouvements féministes et écologistes, des artistes et intellectuels qui s’expriment malgré les intimidations. L’esprit de Lubis renaît dans ces résistances, dans ces tentatives de réhumanisation du discours public.

Anthropologie critique de l’Indonésien : au-delà du miroir noir

Le texte de Lubis n’est pas une fin en soi, mais un miroir noir, un outil de réflexion qui doit être confronté à d’autres lectures : féministes, postcoloniales, théologiques, indigènes. L’homme indonésien n’est pas un être figé, mais un sujet historique en devenir, traversé de contradictions, de violences et d’espérances.

Il convient de ne pas enfermer l’individu indonésien dans une typologie moralisatrice, mais de comprendre comment les structures sociales, les régimes politiques et les récits nationaux façonnent et entravent la pleine humanité de chacun.

Un appel à l’émancipation morale

Mochtar Lubis, à travers son texte, nous interpelle : l’Indonésie ne sera libre que lorsque ses citoyens auront le courage de se regarder dans le miroir, sans complaisance mais avec lucidité, et d’agir en conséquence. La critique de l’homme indonésien n’est pas un jugement, mais une invitation à se relever, à penser, à résister, à devenir pleinement humain.

C’est là que réside la profondeur du message de Lubis : dans la quête d’une liberté intérieure qui seule peut fonder une véritable démocratie.

Et si ce miroir tendu à l’Indonésie était aussi valable ailleurs ? 

Pour les lecteurs français, ce texte résonne comme un appel universel à questionner nos propres hypocrisies, nos conformismes, et notre rapport au pouvoir. Car toute société, où qu’elle soit, a besoin d’intellectuels courageux pour réveiller les consciences.

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