Timor-Oriental : Quand l’Église catholique s’empara d’une révolution oubliée
Bien avant que le monde ne s’en soucie, le petit territoire de Timor-Oriental — un confetti arraché à l’empire portugais, puis broyé dans la mécanique indonésienne — vivait une autre guerre, silencieuse, souterraine : celle des consciences. L’histoire officielle parle d’indépendance, de référendum, de drapeaux hissés à Dili. Mais derrière ces images, il y avait une autre scène, plus trouble, presque clandestine : celle d’une Église catholique qui, pour une fois, prit le risque de parler à gauche, de se salir les mains, de se tenir du côté des pauvres, des guérilleros, des anonymes, pendant que le bloc de l’Est — si prompt d’habitude à instrumentaliser la lutte anti-impérialiste — observait sans broncher, indifférent, ou peut-être amusé.
La foi contre l’occupation
Tout commence dans les années soixante-dix, lorsque les soldats indonésiens franchissent la frontière et que la jeune République de Fretilin, née à peine proclamée, s’effondre sous la brutalité des chars et des fusils.
Le Fretilin (Frente Revolucionária de Timor-Leste Independente) se voulait marxiste-léniniste, inspiré des luttes de libération du tiers-monde, nourri de lectures portugaises et de rêves postcoloniaux. Son idéal : une société égalitaire, laïque, populaire. Mais le marxisme du Fretilin avait le visage d’un humanisme tropical, fragile, mêlant slogans révolutionnaires et traditions chrétiennes. Dans les montagnes, les guérilleros récitaient à la fois le Manifeste communiste et l’Ave Maria.
L’Occident ferme les yeux : le Portugal, épuisé par sa révolution, lâche du lest ; les États-Unis voient en Suharto un rempart contre le communisme. Seule la croix demeure, plantée au milieu des ruines. L’Église, jusque-là alliée de l’ordre colonial, découvre sa propre dissonance.
Elle se transforme lentement, au contact des orphelins, des paysans déportés, des femmes violées. Les prêtres apprennent le tétum, se cachent dans les montagnes, écoutent les murmures des résistants. À Dili, la cathédrale devient un refuge, un tribunal moral, une radio de fortune. Des messes où se glissent des messages codés, des prières devenues discours, des homélies enfiévrées où le nom du Christ se confond avec celui de la patrie.
Rome hésite, Belo persiste
Le sang et l’encens se mêlent. Le silence devient acte politique. Et peu à peu, la hiérarchie ecclésiale comprend que ce peuple martyrisé lui redonne, paradoxalement, une âme. L’évêque Carlos Belo, voix tranquille et tenace, prend des airs de prophète — ni marxiste, ni libéral, juste humain. Dans ce théâtre de la cruauté, le Vatican hésite, surveille, bénit à demi-mot ; Rome, prudente, n’aime pas les prêtres trop rouges. Mais Belo persiste.
Deux voix de France : le cardinal et le rebelle
Au-delà des montagnes timoraises, jusqu’aux couloirs feutrés du Vatican et aux paroisses françaises, l’écho du drame atteignit quelques consciences rares. En France, deux prélats — tout les opposant — prirent position pour ce peuple lointain : le cardinal Jean-Marie Tauran, diplomate discret de la Curie romaine, et Mgr Jacques Gaillot, évêque insoumis d’Évreux. Deux visages d’Église, deux langages, une même inquiétude.
Tauran, homme de chancellerie, formé à la prudence, parla d’abord le langage du droit international et du respect des peuples. Dans les salons du Saint-Siège, il glissa, calmement, que l’occupation indonésienne n’avait « aucune légitimité morale ». Ses mots, mesurés mais fermes, furent notés, relayés par les diplomates. C’était la diplomatie du murmure, celle qui préfère la discrétion à la rupture, la phrase équilibrée à la colère.
À l’opposé, Mgr Gaillot choisit la rue. Le micro, la presse, la contestation. Il dénonça « l’abandon du Timor », accusa les puissants de trahison, rappela que « le Christ n’aurait pas gardé le silence ». Son soutien aux prêtres timorais, ses homélies mêlant évangile et révolution, irritèrent Rome autant qu’elles galvanisèrent les militants.
De cette solidarité naquit une amitié sincère entre Mgr Jacques Gaillot et José Ramos-Horta, le futur prix Nobel de la paix et leader indépendantiste du Timor-Oriental. Tous deux partageaient cette foi mêlée de doute, ce goût du dialogue et de la désobéissance éclairée. Lorsque Ramos-Horta publia son livre, La Saga du Timor-Oriental, c’est Gaillot qui en signa la préface, hommage fraternel d’un évêque à un résistant, alliance d’un homme d’Église et d’un homme d’exil.
Les routes du cardinal Taurin et de Mgr Gaillot ne se croisèrent jamais, mais leurs voix se répondaient à distance : l’une dans la langue feutrée de la diplomatie, l’autre dans le feu du prophétisme. Deux figures d’une même Église partagée, entre prudence institutionnelle et fidélité à l’Évangile.
Et au bout du monde, à Dili, des prêtres timorais apprirent leurs noms. Dans la clandestinité, on évoquait “le cardinal du silence” et “l’évêque des pauvres” — comme deux saints d’un même combat, l’un priant dans les couloirs du Vatican, l’autre criant dans les rues de Paris, pour un peuple que l’on voulait oublier.
Le prix du silence : un quart du peuple
La guerre d’occupation ne fit pas que des orphelins : elle effaça une partie du peuple. Entre la famine organisée, les déplacements forcés, les bombardements et les exécutions sommaires, près d’un quart de la population timoraise fut décimée. Un génocide sans le mot, une hécatombe à huis clos, sans caméras ni indignation internationale.
Et puis vint le massacre de Santa Cruz, en novembre 1991. Ce jour-là, après une messe célébrée pour un jeune militant tué, des centaines de fidèles — jeunes, femmes, enfants — quittèrent l’église pour marcher en silence vers le cimetière. Ils portaient des croix, des drapeaux, des photos de disparus. L’armée indonésienne les attendait. Les rafales éclatèrent au milieu des chants. Le sang coula sur le parvis, mêlé à l’eau bénite. Des dizaines, peut-être des centaines, furent abattus.
Ce fut la messe la plus filmée, la plus meurtrière. Les images, passées clandestinement hors du pays, réveillèrent le monde un instant — juste assez longtemps pour rappeler que le Timor existait, qu’il priait, qu’il saignait.
Le bloc de l’Est détourne le regard
Pendant ce temps, à Moscou ou à La Havane, on lit distraitement les dépêches. Le Timor ne pèse rien sur l’échiquier global ; trop petit, trop catholique, trop inutile pour en faire une bannière révolutionnaire. Le bloc de l’Est, pourtant si friand de luttes anti-impérialistes, laisse faire, ne voit qu’un conflit périphérique dans une mer dominée par les Américains.
Les camarades d’Asie préfèrent la cause vietnamienne. Les Timorais n’intéressent personne : ni les capitalistes, ni les communistes. C’est là, peut-être, que naît la singularité de leur lutte : elle n’appartient à aucun camp.
Une Église rouge sang et blanche de peur
La gauche occidentale, quant à elle, se réveille tard, honteuse de son silence. Quelques ONG, des jésuites australiens, des étudiants portugais rallument la flamme. La solidarité s’improvise. On imprime des tracts, on envoie des prêtres, des caméras, des prières.
La résistance timoraise devient à la fois mystique et politique, un étrange mélange où la Vierge Marie marche aux côtés de Marx sans que personne ne s’en étonne. Dans les villages brûlés, la messe se transforme en assemblée populaire, le sermon en manifeste.
L’indépendance ou la fin du sacré
Et puis, après vingt-quatre ans de guerre lente, d’ombres et de famines, la chute de Suharto ouvre une brèche. Le monde redécouvre le Timor. Les diplomates, les casques bleus, les ONG s’y précipitent. Les discours sur les droits de l’homme fleurissent, tardifs, propres, aseptisés. Mais les anciens savent : la vraie victoire, celle qui ne se dit pas, fut celle du verbe, de la foi détournée en arme politique, de cette étrange liturgie où le Christ portait une chemise rouge.
Aujourd’hui encore, dans les ruelles de Dili, les murs portent les traces de cette ferveur mêlée de peur. L’Église reste puissante, presque trop. Elle a gagné en influence ce qu’elle a perdu en innocence. Certains lui reprochent d’avoir sanctifié la nation au point d’en oublier le peuple. D’autres, au contraire, lui rendent grâce d’avoir osé parler quand tous se taisaient.
Entre la croix et le drapeau
Entre la croix et le drapeau, il n’y eut jamais de frontière nette : juste une ligne tremblée, tracée par le sang et la foi. Ainsi va l’histoire de ce pays oublié des empires, où le catholicisme se fit révolutionnaire faute d’alternative, où la gauche se fit mystique faute de partis, et où le monde, une fois encore, arriva trop tard.