Le Gotong Royong : Socialisme Ancestral, Capitalisme Colonisé, et Résistances Communautaires
Dans les sociétés indonésiennes traditionnelles, l’idée de communauté précède celle d’individu. À travers le concept de gotong royong, on découvre une forme d’organisation sociale profondément enracinée dans une vision du monde communautaire et égalitaire. Loin d’être une simple tradition, le gotong royong représente un mode de vie où la solidarité prime sur la compétition, où le travail est partagé, et où le bien-être collectif surpasse l’intérêt personnel. Pourtant, cette éthique profondément socialiste a été ébranlée par les systèmes capitalistes et coloniaux qui ont transformé les structures économiques et sociales de l’archipel. Entre récupération politique, désintégration sociale, et survie communautaire, le gotong royong devient à la fois mémoire, résistance et horizon.
Une tradition socialiste organique
Le gotong royong ne relève pas d’une construction idéologique importée, mais d’une pratique sociale spontanée. Dans de nombreuses communautés rurales d’Indonésie, la coopération collective se manifeste dans la culture du riz, la construction de maisons, l’organisation des cérémonies religieuses ou la résolution des conflits locaux. Cette pratique repose sur des principes d’égalité, de réciprocité et de responsabilité mutuelle.
Le sociologue indonésien Koentjaraningrat décrivait le gotong royong comme « la colonne vertébrale de la société traditionnelle, où l’économie ne vise pas l’accumulation mais la subsistance partagée ». Ce modèle social, bien qu’empiriquement localisé, porte les traits d’un socialisme vernaculaire – un système qui, sans déclarer son nom, fonctionne sur des bases radicalement anti-capitalistes.
À cet égard, on pourrait rapprocher le gotong royong de ce que Marcel Mauss appelait « le fait social total » dans son "Essai sur le don" : un système où les échanges ne sont pas réduits à la transaction marchande, mais impliquent des dimensions morales, religieuses, sociales et politiques. Le gotong royong est donc un refus structurel du marché comme principe organisateur de la vie.
Le colonialisme capitaliste et la dislocation communautaire
La colonisation européenne – particulièrement néerlandaise – n’a pas simplement imposé une domination politique : elle a transformé en profondeur les structures sociales. En instaurant des plantations, en introduisant l’économie monétaire, en privatisant les terres et en imposant le travail forcé, le capitalisme colonial a miné les bases de la coopération communautaire.
Les rapports de production se sont déplacés : de la solidarité horizontale, on est passé à une hiérarchie verticale imposée par l’économie de marché et les structures coloniales. Comme l’a noté l’historien Onghokham, « la colonisation a créé un type d’Indonésien qui ne croit plus à la force de son village, mais à la protection de l’administration et à la quête de réussite individuelle ».
Pire encore, cette transformation n’est pas restée cantonnée à la sphère économique. Les missions religieuses ont souvent accompagné ce processus en remplaçant les pratiques rituelles locales par une discipline morale importée, individualisante, culpabilisante.
L’Église – catholique ou protestante – s’est parfois faite complice d’une colonisation des esprits, érigeant l’obéissance en vertu suprême, au détriment de la délibération communautaire. Aujourd’hui encore, certaines dénominations chrétiennes en Indonésie invoquent Romains 13 pour justifier la soumission aveugle à l’État, renforçant ainsi un ordre social inégal au nom de la foi.
Ce modèle s’est prolongé sous une forme hybride : un capitalisme oligarchique indonésien, soutenu par une rhétorique religieuse et un autoritarisme politique. Le gotong royong, dans ce contexte, est souvent instrumentalisé comme décor rhétorique, symbole d’unité nationale vide de contenu réel. La classe politique l’évoque dans les discours, mais détruit dans les faits les conditions de sa reproduction.
Polémiques contemporaines et résistances marginales
Le débat reste vif entre ceux qui considèrent le gotong royong comme un vestige folklorique à muséaliser, et ceux qui y voient une matrice alternative de développement. Des intellectuels comme Gunawan Muhammad ou Ariel Heryanto ont dénoncé l’usage cynique du gotong royong par l’État pour masquer l’absence de justice sociale. En même temps, des penseurs critiques tels que George Junus Aditjondro ont défendu la nécessité de revitaliser cette tradition dans le cadre d’un projet politique de décolonisation interne.
Certains dénoncent une lecture trop romantique du gotong royong, y voyant une forme d’oppression sociale masquée, où l’individu est contraint de se conformer au groupe. Mais cette critique, souvent formulée depuis une perspective libérale occidentale, néglige le fait que dans les sociétés indonésiennes, le lien communautaire est le premier garant de la sécurité et de la dignité. Ce que l’Occident appelle autonomie peut, dans le contexte indonésien, signifier isolement et précarité.
Dans les marges – notamment en Papouasie, dans certaines zones de Sulawesi ou chez les peuples Dayak – le gotong royong demeure une pratique vivante. Il est parfois réactivé dans des projets de souveraineté alimentaire, d’éducation alternative, ou de gouvernance locale. Ces expériences, bien que fragiles, montrent que le gotong royong peut être plus qu’un souvenir : une stratégie d’émancipation, une politique du bas.
Comme le souligne Boaventura de Sousa Santos, dans une perspective postcoloniale, « il n’y a pas de justice sociale globale sans écologie des savoirs ». Réhabiliter le gotong royong, c’est précisément refuser de soumettre les savoirs et les pratiques indigènes à l’hégémonie de la rationalité capitaliste occidentale.
Conclusion
Le gotong royong est bien plus qu’un héritage culturel. Il est le témoin d’un ordre social profondément égalitaire, menacé par les forces du capitalisme, de l’oligarchie et de la domination religieuse institutionnelle. Loin d’être obsolète, il offre une voie pour penser la politique autrement – à partir du local, du collectif, et du sens du commun. En redonnant une place centrale à cette pratique, il devient possible d’imaginer une société post-capitaliste enracinée dans les traditions vivantes de l’archipel, non comme retour nostalgique, mais comme rupture révolutionnaire.