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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 21 juin 2025

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L’Ombre du Pouvoir : Politique indonésienne et spiritualité du wayang

Inspirée d’un art millénaire javanais, la politique indonésienne s’apparente à un théâtre d’ombres – le wayang kulit – où les figures du pouvoir se meuvent à travers un écran rituel, entre apparence et invisibilité.

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L’Ombre du Pouvoir : Politique indonésienne et spiritualité du wayang

Dans le vaste archipel indonésien, la politique n’est jamais qu’un simple exercice administratif ou électoral. Elle est également une affaire de symboles, de récits mythiques et de rituels collectifs. L’une des métaphores les plus puissantes de la vie politique indonésienne est sans doute celle du wayang, ce théâtre d’ombres traditionnel javanais, où dieux, démons, rois et clowns jouent des rôles préécrits, souvent ambigus, dans une danse cosmique entre le bien et le mal. Derrière les rideaux de la démocratie post-Soeharto, le wayang continue de hanter les imaginaires collectifs et d’influencer les styles de leadership, les stratégies de pouvoir et les représentations sociales de la politique.

Le wayang comme matrice culturelle du politique

Le wayang kulit – théâtre d’ombres en cuir – est plus qu’un simple divertissement traditionnel. Il est, comme l’a observé le sociologue indonésien Heddy Shri Ahimsa-Putra, « une cartographie symbolique du monde javanais, dans laquelle l’ordre cosmique est mis en scène et répété à travers les générations » (Ahimsa-Putra, 2007). Les personnages du wayang sont souvent inspirés de l’épopée du Mahabharata ou du Ramayana, mais adaptés au goût local. Arjuna, Krisna, Bima ou Semar ne sont pas seulement des figures mythologiques : ils incarnent des archétypes moraux et politiques.

Dans ce cadre, la figure du dalang (le marionnettiste) prend une signification particulière : il est le maître caché du monde, celui qui connaît tous les destins, qui contrôle les voix, les mouvements, les rythmes et les conflits. Cette figure devient, dans l’imaginaire politique, une allégorie du président, du général, du stratège invisible. Ainsi, le président Soeharto, surnommé le Bapak Pembangunan (Père du développement), a souvent été perçu comme un dalang silencieux mais omnipotent. L’ordre, la stabilité, et la verticalité du pouvoir ont été justifiés dans une logique quasi-cosmologique.

Le pouvoir comme ombre et illusion

Dans le wayang, les marionnettes ne sont vues qu’en ombre – ce qui importe, ce n’est pas la matière brute mais sa projection, son effet symbolique. Il en va de même pour la politique indonésienne, où l’apparence, le langage codé, et le jeu de masques jouent un rôle central. La démocratie post-1998 a vu l’émergence de nouvelles figures politiques, mais les pratiques clientélistes, les réseaux oligarchiques et les manœuvres derrière les coulisses rappellent que les structures de pouvoir héritées du wayang demeurent actives.

Le politologue Benedict Anderson a noté dans Imagined Communities que « dans de nombreux États postcoloniaux, le pouvoir est plus performatif que bureaucratique : il s’agit de se faire voir en tant que souverain, de maintenir une mise en scène du contrôle » (Anderson, 1983). Cela est particulièrement vrai en Indonésie, où les gestes rituels (visites aux tombeaux des saints, usage du batik, invocation des ancêtres ou des esprits) sont encore utilisés comme outils de légitimation politique. Même les campagnes électorales modernes sont ponctuées de spectacles de wayang, de gamelan, de bénédictions par des kyai (religieux musulmans), et de pactes silencieux avec les forces invisibles du monde javanais.

Spiritualité politique et hybridation religieuse

La spiritualité du wayang ne se limite pas à l’hindouisme ancien ; elle a été profondément hybridée avec l’islam javanais (souvent syncrétique), le mysticisme soufi (kebatinan), et même des formes de spiritualité moderne. Cette hybridité crée un espace politique où le rationnel et l’irrationnel coexistent. Le pouvoir ne se légitime pas uniquement par des élections ou des programmes, mais aussi par des signes, des présages, des rêves et des alliances spirituelles. On peut parler d’une « politique chamanique » où le leader n’est pas un simple gestionnaire mais un guru, un intermédiaire entre les mondes visibles et invisibles.

Le wayang propose une vision du monde où le mal n’est jamais totalement vaincu, et où le bien n’est jamais exempt de doutes. Cette ambivalence se retrouve dans la manière dont la corruption, la violence ou l’autoritarisme sont parfois tolérés, voire justifiés, s’ils servent un équilibre supérieur. L’idéologie de l’harmonie sociale (rukun) prime sur la confrontation, et le compromis devient une vertu cardinale, même au prix de l’injustice.

Critique et potentialités émancipatrices

Cependant, cette lecture fataliste du wayang peut être aussi contestée. Certains artistes et penseurs contemporains utilisent le wayang comme outil de critique sociale. 

Des figures comme Slamet Gundono ou Eko Nugroho ont su détourner les codes traditionnels du wayang pour mettre en scène la contestation, la satire politique, ou encore les luttes sociales contemporaines. À travers le wayang kontemporer, le théâtre d’ombres s’ouvre à la lumière du dissensus. Dans ce sens, le wayang n’est pas seulement une matrice du pouvoir établi, mais aussi un espace de résistance.

Comme le souligne le sociologue Pierre Bourdieu, « toute structure symbolique est aussi un champ de lutte : ce qui est perçu comme naturel ou sacré peut être resignifié dans une lutte de représentations » (Bourdieu, 1991). En Indonésie, le wayang pourrait ainsi devenir un lieu de contestation des récits dominants, une manière de mobiliser les imaginaires pour une politique plus éthique, plus démocratique, plus spirituelle.

Le Wayang à l’ère de Jokowi–Prabowo

À l’époque contemporaine de Jokowi et Prabowo, la politique indonésienne reflète profondément les logiques culturelles du wayang.

La cohabitation Jokowi–Prabowo après les présidentielles de 2019 a souvent été lue comme une démonstration de maturité politique et de dépassement des antagonismes. Jokowi, perçu par beaucoup comme une figure populiste modeste, a parfois été associé à la figure du Semar, le serviteur clownesque mais sage dans le wayang, symbole du peuple et de la voix morale. Prabowo, ancien général et rival farouche de Jokowi en 2014 et 2019, a lui-même justifié son ralliement au gouvernement en déclarant : “Kalau demi kekuasaan, itu salah. Tapi kalau demi persatuan, itu benar” — “Si c’est pour le pouvoir, c’est mal. Mais si c’est pour l’unité, alors c’est juste.”

La formule, habile, renverse le soupçon d’ambition personnelle pour en faire un geste d’unité nationale. Pourtant, cette alliance a aussi été interprétée non comme une réconciliation, mais comme une neutralisation de l’opposition – un autre jeu d’ombres du wayang politique, où les antagonistes s’effacent derrière un écran de concorde nationale.

Le politologue Cornelis Lay souligne que dans la culture politique javanaise, « le conflit n’est pas destiné à une victoire absolue, mais à l’équilibre social ». De même, comme le dit le sociologue Clifford Geertz, la politique indonésienne est un théâtre rituel où les rôles sont joués avec profondeur symbolique plutôt qu’avec confrontation ouverte.

En somme, l’ère Jokowi–Prabowo peut être comprise comme une mise en scène contemporaine du wayang. où la symbolique culturelle ancienne continue d’influencer la manière dont le pouvoir est partagé, exercé et perçu dans l’archipel.

Conclusion

L’ombre du wayang continue de planer sur la politique indonésienne. À travers ses figures mythiques, ses récits ambigus et ses rituels silencieux, il façonne une manière particulière d’habiter le pouvoir et de le mettre en scène.

Entre tradition et modernité, entre manipulation et sagesse, entre fatalisme et résistance, la spiritualité du wayang constitue à la fois un miroir de la politique indonésienne et une source potentielle de sa transformation.

Si le wayang a longtemps été instrumentalisé comme support idéologique du pouvoir – un théâtre d’ombres au service d’un ordre imposé – il peut aussi devenir un espace d’émancipation, de critique, voire de subversion.

Mais une question demeure : le wayang peut-il vraiment nous aider à sortir du wayangisme politique, ou ne fait-il que recycler ses formes en les maquillant de modernité ? Autrement dit, l’ombre projetée peut-elle échapper à la main qui tient la lampe ?

Références

  • Ahimsa-Putra, Heddy Shri. Wayang dan Struktur Kebudayaan Jawa. Yogyakarta: Gadjah Mada University Press, 2007.
  • Anderson, Benedict. Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. London: Verso, 1983.
  • Bourdieu, Pierre. Language and Symbolic Power. Cambridge: Polity Press, 1991.

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