Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 21 juin 2025

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Redéfinir l’histoire en Indonésie : Entre ultranationalisme et critique académique

En 2024, certaines figures politiques indonésiennes ont affirmé que l’Indonésie serait la plus ancienne civilisation du monde, s'appuyant sur des découvertes archéologiques. Cette redéfinition nationaliste de l’histoire suscite de vives critiques d’universitaires, en Indonésie comme à l’international.

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Réécrire le passé pour façonner l’avenir : La redéfinition historique de l’Indonésie entre mythe de civilisation originelle et nationalisme postcolonial

Depuis quelques années, un nouveau tournant s’observe dans la manière dont l’histoire indonésienne est présentée, vulgarisée et politisée. À côté des narratifs classiques sur l’unité nationale, l’héroïsme anticolonial et la centralité de la révolution de 1945, un discours émergent tend à positionner l’Indonésie comme l’une des plus anciennes civilisations du monde, voire le berceau oublié de l’humanité civilisée. Ce récit alternatif, qui puise autant dans l’archéologie que dans les mythes, s’accompagne d’une volonté politique de revalorisation nationale à travers la réécriture symbolique du passé. Mais cette entreprise soulève de nombreuses controverses, notamment chez les historiens et chercheurs, qui y voient un mélange problématique de science, de spéculation et d’idéologie.

La nouvelle mythologie de l’origine : Nusantara, matrice de la civilisation mondiale ?

L’idée selon laquelle l’archipel indonésien (Nusantara), serait à l’origine de grandes civilisations antiques, gagne en popularité depuis la fin des années 2010. Certains courants, parfois soutenus officieusement par des personnalités politiques, avancent que des sites archéologiques comme Gunung Padang (Java Ouest) témoigneraient de l’existence d’une civilisation mégalithique bien antérieure à Sumer ou à l’Égypte ancienne. Des hypothèses circulent dans des ouvrages à succès, des conférences publiques et des médias nationaux, affirmant que l’Indonésie aurait été un centre de haute culture, de spiritualité et de science, dont le souvenir aurait été effacé par l’histoire eurocentrée.

Ces récits font souvent écho aux théories pseudo-historiques comme celle du continent perdu de Mu ou de l’Atlantide asiatique, parfois liées aux idées de l’ingénieur géologue Danny Hilman Natawidjaja, qui affirme que Gunung Padang pourrait dater de plus de 10 000 ans. Si certaines de ces hypothèses ont été évoquées dans des revues scientifiques, la majorité des archéologues indonésiens et étrangers restent extrêmement sceptiques quant à la méthodologie et aux conclusions avancées, notant un usage sélectif et non rigoureux des données.

Une réécriture au service de l’orgueil national

Ce discours n’est pas neutre. Il s’inscrit dans une logique identitaire de repositionnement global, dans un monde multipolaire où les anciennes puissances coloniales perdent leur monopole culturel. L’État indonésien, en quête de légitimation civilisationnelle sur la scène internationale, revalorise le passé pour renforcer sa présence diplomatique, son tourisme culturel et sa fierté nationale.

La déclaration de certaines personnalités selon laquelle « l’Indonésie est la plus ancienne civilisation du monde, et cela est ignoré à cause de l’histoire coloniale », a relancé la polémique. Ce genre de propos, relayé largement dans les médias, flatte l’imaginaire collectif d’un peuple qui a longtemps souffert de domination, mais il pose aussi des questions de méthode, de vérité historique, et de récupération politique.

Cette volonté de glorification du passé s’inscrit dans un ultranationalisme mémoriel, qui refuse toute lecture critique de l’histoire nationale. La grandeur passée devient un argument pour nier ou minimiser les violences plus récentes : colonisation intérieure de certaines régions, marginalisation des peuples autochtones, ou massacres d’État, comme ceux de 1965-66.

Les critiques des historiens indonésiens : entre prudence, résistance et censure

De nombreux historiens indonésiens, tels qu’Asvi Warman Adam, Bonnie Triyana ou Kresno Brahmantyo, expriment des réserves croissantes face à cette mythologisation du passé. Ils dénoncent une approche peu rigoureuse, souvent plus proche de la spéculation que de la recherche scientifique. Pour eux, le danger ne réside pas seulement dans les erreurs factuelles, mais dans la tendance à sacraliser le passé, à imposer une lecture unique de l’histoire, au détriment de la diversité des mémoires et de la complexité des trajectoires culturelles.

En outre, ces discours ne laissent aucune place aux voix critiques, comme celles des Papous, des anciens militants de gauche, ou des populations marginalisées. L’histoire devient alors un outil de légitimation, et non de compréhension. Une grande partie du public reste ainsi nourrie par une mémoire sélective, où la grandeur passée remplace la responsabilité présente.

Certains chercheurs indonésiens tentent de résister à cette tendance, en réintroduisant une lecture pluraliste, postcoloniale et décentralisée de l’histoire. Ils s’intéressent davantage aux mémoires régionales, aux traditions orales, et aux expériences subalternes. Ils revendiquent une science historique ancrée dans la critique, le doute, et la pluralité des sources, à l’opposé des approches hagiographiques.

Réactions du monde académique international : un scepticisme méthodologique

Du côté des chercheurs étrangers, la prudence est de mise. Les théories exaltant la primauté de la civilisation indonésienne sont accueillies avec scepticisme, notamment en raison de leur manque de fondement empirique solide. Des archéologues comme Flint Dibble soulignent que les datations avancées pour Gunung Padang restent très controversées, et que le site a été instrumentalisé pour des raisons idéologiques.

Les anthropologues et historiens postcoloniaux – tel Benedict Anderson avant sa mort – ont souvent insisté sur le fait que l’identité nationale indonésienne est le fruit d’une construction moderne, et non l’expression d’une continuité antique. Le danger, selon eux, serait d’effacer les complexités et les ruptures de l’histoire au profit d’un récit mythique, exclusif, voire xénophobe.

Par ailleurs, les discours nationalistes tendent à rejeter les critiques étrangères comme une nouvelle forme de colonialisme intellectuel, rendant tout débat académique difficile. Le relativisme nationaliste devient ainsi une arme contre la rigueur scientifique, empêchant toute correction ou remise en question du récit dominant.

Entre mémoire glorieuse et responsabilité critique

La redéfinition de l’histoire indonésienne comme une très ancienne civilisation n’est pas simplement un débat archéologique. Elle relève d’un enjeu identitaire profond, dans un pays en quête de fierté et d’unité, après des décennies de domination étrangère et de violences internes. Mais la grandeur mythique ne doit pas se substituer à l’histoire critique.

Redécouvrir les civilisations anciennes de l’archipel est un projet noble s’il s’accompagne de rigueur, de transparence méthodologique, et d’ouverture au débat. En revanche, lorsque ces récits deviennent des instruments d’idéologie, de négation des injustices, ou de sacralisation étatique, ils menacent la démocratie et la vérité historique.

Dans un monde où les nations cherchent à exister dans l’arène globale, l’Indonésie gagnerait davantage en s’affirmant comme un pays capable d’assumer la complexité de son histoire, plutôt que comme une civilisation mythifiée. C’est dans l’articulation entre passé, mémoire, critique et justice que se joue l’avenir d’une nation réellement libre.

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