Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 21 juin 2025

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Tolérance ou liberté ? Le dilemme religieux indonésien

Dans un monde traversé par les tensions identitaires, l’Indonésie se veut modèle de tolérance religieuse. Mais cette tolérance, encadrée et inégalitaire, diffère profondément de la laïcité française, fondée sur la neutralité. Une comparaison éclairante entre pluralisme encadré et liberté réelle.

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Tolérance ou liberté ? Le dilemme religieux indonésien

Dans un monde où les identités religieuses pèsent de plus en plus sur les équilibres politiques, deux modèles s’affrontent subtilement : celui d’un pluralisme confessionnel institutionnalisé, incarné par l’Indonésie, et celui d’une séparation stricte entre sphère publique et religion, tel que promu par la laïcité française. Sous des apparences de respect mutuel, le modèle indonésien révèle des limites structurelles en matière de libertés fondamentales, particulièrement en ce qui concerne la liberté de conscience et la liberté religieuse.

Un pluralisme tolérant… mais conditionnel

L’Indonésie se présente volontiers comme un modèle mondial de tolérance religieuse. Avec plus de 270 millions d’habitants, majoritairement musulmans sunnites, le pays reconnaît officiellement six religions : islam, protestantisme, catholicisme, hindouisme, bouddhisme et confucianisme.

Ce système repose toutefois sur un principe d’exclusivité : seules ces six religions jouissent d’une reconnaissance juridique et de droits institutionnels. Les croyances locales, les spiritualités autochtones, les agnostiques et les athées sont soit ignorés, soit marginalisés. L’État ne garantit pas une liberté de conscience universelle, mais une tolérance strictement encadrée par des critères d’enregistrement administratif, souvent lourds et discriminatoires.

Le paradoxe indonésien : un État (trop) religieux ?

Contrairement à la France, où l’État se veut neutre, l’Indonésie consacre un budget public massif aux affaires religieuses. En 2024, le ministère des Affaires religieuses a bénéficié de plus de 70 000 milliards de roupies (environ 4,5 milliards d’euros). Ce montant dépasse celui de nombreux ministères sociaux, et finance entre autres :

  • les pèlerinages religieux, notamment le Hajj,
  • les écoles confessionnelles (madrasah, pensionnats chrétiens, etc.),
  • la formation des prédicateurs agréés,
  • la surveillance du contenu des sermons,
  • l'organisation du calendrier religieux officiel.

Ce soutien massif interroge sur le rôle de l’État dans une société pluraliste. Une démocratie peut-elle légitimement subventionner les religions ? Cette politique ne produit-elle pas des inégalités entre citoyens croyants et non-croyants, mais aussi entre les différentes confessions reconnues ou non reconnues ?

En institutionnalisant le religieux, l’État indonésien en fait un acteur politique majeur, au risque de l’instrumentalisation. De plus, dans un contexte où l’islam sunnite majoritaire bénéficie d’un accès privilégié aux ressources et à la légitimité institutionnelle, les minorités – chrétiennes, hindoues, bouddhistes, confucianistes, et surtout les groupes indigènes ou spiritualités non officielles – se retrouvent marginalisées.

Ce déséquilibre structurel soulève une question fondamentale : le pluralisme toléré est-il véritablement équitable, ou n’est-il qu’un camouflage d’une hiérarchie religieuse implicite ? Comme le souligne Andreas Harsono de Human Rights Watch, « en Indonésie, la liberté religieuse est souvent conditionnelle : elle existe tant qu’elle ne dérange pas la majorité », exposant ainsi le caractère asymétrique d’un pluralisme sous tutelle étatique.

Le libéralisme religieux de Gus Dur : une parenthèse refermée

Pourtant, cette politique de contrôle religieux n’a pas toujours été la norme. L’ancien président Abdurrahman Wahid (1999–2001), surnommé Gus Dur, avait tenté de promouvoir une approche véritablement libérale du religieux. En tant qu’intellectuel musulman et chef spirituel de Nahdlatul Ulama, il prônait la liberté de conscience, le respect des minorités et la reconnaissance des croyances locales.

Sous son mandat, il fit lever l’interdiction du confucianisme, tenta d'ouvrir un espace civique aux croyances indigènes, et affirma publiquement que l’État devait se retirer de l’arbitrage religieux. Pour Gus Dur, la religion était affaire de conscience individuelle, non d’enregistrement administratif.

Mais ce libéralisme fut violemment combattu par les élites conservatrices, à la fois politiques et religieuses, qui voyaient dans ces réformes une menace pour leur pouvoir symbolique. Après sa chute, les tendances conservatrices ont repris le dessus, renforçant la centralisation et l’uniformisation du discours religieux, au détriment de la diversité réelle.

La laïcité à la française : une liberté plus profonde ?

La France, avec sa laïcité issue de la loi de 1905, offre un contraste saisissant. L’État ne reconnaît, ne finance ni ne subventionne aucun culte. Cette séparation vise à garantir une liberté authentique : celle de croire ou de ne pas croire, dans un cadre juridique strictement neutre.

Certes, la laïcité française est parfois perçue comme rigide, voire intolérante, notamment en matière de signes religieux dans l’espace public. Mais elle repose sur une idée fondamentale : seule la neutralité de l’État permet à toutes les convictions de coexister sur un pied d’égalité. Elle assure non seulement l’égalité des cultes, mais aussi celle des convictions non religieuses.

Comparé à l’Indonésie, le modèle français garantit donc une liberté plus profonde. Là où l’Indonésie tolère dans le cadre d’un ordre établi, la République française libère, au prix parfois d’une confrontation symbolique.

Tolérance contrôlée ou liberté réelle ?

L’Indonésie aime à mettre en avant son image de pays tolérant, mais cette tolérance est stratifiée, hiérarchique, et dépendante de l’approbation de l’État. La liberté religieuse y est conditionnelle. Pire encore, certaines minorités doivent négocier leur existence sociale et politique auprès d’autorités religieuses et administratives.

Le pluralisme indonésien est donc moins un espace de liberté qu’un système de gestion des identités religieuses. Dans ce cadre, la religion devient un vecteur de distinction civique, voire d’exclusion. Le danger est clair : en figeant les identités religieuses dans un cadre administratif, l’État les rend vulnérables à des logiques de contrôle, de censure, voire de répression.

Vers une réforme de la gouvernance religieuse ?

Face à ces constats, plusieurs pistes de réforme pourraient être envisagées :

  • reconnaître explicitement la liberté de conscience, y compris le droit de ne pas croire,
  • désétatiser progressivement la gestion des affaires religieuses,
  • redéfinir les priorités budgétaires pour mettre l’accent sur l’éducation civique, la santé ou la culture,
  • et surtout, encourager une éthique de la responsabilité individuelle plutôt qu’une supervision étatique des croyances.

La tolérance ne peut être une simple administration des différences. Elle doit devenir un principe éthique et civique, libéré de la tutelle bureaucratique.

La neutralité comme horizon démocratique

L’Indonésie n’est pas un État religieux au sens théocratique, mais elle demeure un État gestionnaire du religieux. Cela produit une forme de tolérance instrumentalisée, qui ne garantit pas la liberté spirituelle dans toute sa profondeur.

À l’inverse, la laïcité française, bien qu’exigeante, établit un espace de coexistence équitable, fondé sur l’autonomie de la conscience et la neutralité de l’État. Dans un contexte mondial où les conflits identitaires se multiplient, la neutralité républicaine pourrait bien offrir, non pas une solution universelle, mais un repère nécessaire pour penser autrement le lien entre foi, citoyenneté et démocratie.

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