Indonésie : Nation en construction ou fiction politique ?
La question de la cohésion nationale demeure un défi majeur dans beaucoup de sociétés postcoloniales.
L’Indonésie vaste archipel riche de centaines d’ethnies et de langues diverses incarne ce défi avec intensité. Officiellement unie sous un même drapeau, cette mosaïque humaine est traversée par des tensions profondes qui interrogent la nature même de son unité.
Le javanocentrisme et ses conséquences
Depuis l’indépendance en 1945, Jakarta, la capitale située sur l’île de Java, concentre une large part des pouvoirs politiques, économiques et culturels. Java, qui rassemble environ 60 % de la population indonésienne, héberge également les élites gouvernementales.
Cette réalité nourrit un sentiment d’hégémonie javanaise, où Java impose son modèle et ses intérêts aux autres régions. Ce phénomène, appelé javanocentrisme, se traduit par une politique fortement centralisée dans laquelle les décisions majeures sont prises à Jakarta, laissant peu de marges de manœuvre aux provinces.
On observe également une culture dominante où la langue indonésienne standard, bien qu’inspirée du malais, porte une forte influence javanaise, ainsi qu’une représentation inégale des élites javanaises dans l’armée, la fonction publique et les institutions. Ces facteurs alimentent parfois, dans les régions périphériques, un sentiment d’exclusion et d’injustice.
Le Pancasila : unité proclamée, tensions sous-jacentes
Pour surmonter ces différences, l’État indonésien a développé le Pancasila, principe fondateur qui affirme l’unité dans la diversité. Ce cadre idéologique invite au respect des diverses cultures, religions et langues, tout en rappelant la priorité de l’unité nationale. Pourtant, derrière cette unité affichée se cachent des réalités conflictuelles.
Ceux qui contestent le pouvoir central sont souvent perçus comme des séparatistes ou des ennemis de la nation, et les revendications culturelles et politiques des minorités apparaissent fréquemment comme des menaces à la stabilité.
Cette idéologie officielle peut aussi servir à justifier la centralisation du pouvoir et à légitimer les interventions militaires dans les provinces contestataires, comme cela a été le cas autrefois à Aceh, aux Moluques, au Timor oriental, et aujourd’hui encore en Papouasie occidentale.
Sukarno, Suharto et la construction du récit national
Les figures historiques comme Sukarno et Suharto ont largement contribué à façonner ce récit national. Sukarno a insufflé un souffle révolutionnaire et messianique, affirmant que la nation indonésienne était une révolution inachevée, tandis que Suharto, avec son régime du Nouvel Ordre, a misé sur la stabilité, le développement économique et la lutte contre le communisme, tout en renforçant le contrôle centralisé.
Ce récit national a permis de maintenir l’unité politique, mais souvent au prix d’un nivellement des différences culturelles et d’un autoritarisme latent.
Une nation en quête d’inclusion au-delà du centralisme javanais
La vraie question n’est pas de savoir si l’Indonésie est un faux pays puisque toute nation est en partie une construction politique et symbolique, mais plutôt comment cette construction peut évoluer pour inclure toutes ses composantes et refléter la richesse de sa diversité.
Le défi principal réside dans la capacité de l’État à dépasser les héritages du centralisme javanais, qui continue de concentrer pouvoir et ressources sur l’île de Java au détriment des régions périphériques.
Nusantara et la décentralisation : réel changement ou simple illusion ?
Le projet ambitieux de déplacer la capitale de Jakarta vers Nusantara, située sur l’île de Bornéo (Kalimantan), est présenté par le gouvernement comme un acte fort de décentralisation et d’équilibre territorial. Il s’agit de soulager Jakarta, surpeuplée et polluée, mais aussi de redistribuer le poids politique et économique à une autre région.
Cependant, cette initiative soulève des interrogations : sera-t-elle réellement un levier de décentralisation ou simplement un déplacement symbolique du pouvoir javanais vers un autre territoire contrôlé par les mêmes élites ?
Par ailleurs, malgré les lois sur la décentralisation adoptées dans les années 2000, la réalité montre que les pouvoirs locaux restent souvent limités face aux décisions centrales. Le poids des structures javanaises dans la bureaucratie, l’armée et la politique nationale continue d’entraver une gouvernance pleinement inclusive.
Lors d’une déclaration devenue virale en août 2024, le président Joko Widodo s’était plaint que les palais présidentiels de Jakarta et de Bogor, hérités de l’époque coloniale, « sentent le colonialisme », comme pour marquer une rupture symbolique avec le passé.
Mais la question persiste : si les anciens palais sentent le colonialisme, à quoi donc sentira le futur palais présidentiel de Nusantara ? Sans transformation structurelle réelle, le risque est grand que l’odeur du centralisme se déplace sans jamais vraiment disparaître.
Vers une Indonésie inclusive : dépasser les symboles pour une transformation réelle
Pour que l’Indonésie devienne une nation véritablement unie dans sa diversité, elle devra dépasser les symboles et engager une redistribution effective du pouvoir, un respect réel des identités régionales, ainsi qu’un dialogue sincère avec les populations longtemps marginalisées. Cette transformation, complexe et progressive, exigera une volonté politique durable et une écoute attentive des voix périphériques.
Ce chemin vers une unité fondée sur la justice et la reconnaissance mutuelle ne concerne pas seulement l’Indonésie. Il résonne avec les défis rencontrés par d’autres États multiculturels comme la France, où conjuguer unité nationale et reconnaissance des identités locales demeure un enjeu politique et démocratique majeur.