Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 21 juillet 2025

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Le Tiers Monde et le non-alignement

Longtemps relégués au rang de simples figurants, les pays du Tiers Monde ont porté une ambition majeure : sortir de la domination des grandes puissances. Le mouvement de non-alignement a incarné cette volonté d’autonomie politique, de souveraineté et de justice face à un ordre mondial bipolaire injuste, posant les bases d’un nouveau rapport de force international.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le Tiers Monde et le non-alignement

« Qu’est-ce que le Tiers État ? Rien. Qu’est-ce qu’il veut ? Tout ! »

La force d’un tiers

La célèbre formule de l’Abbé Sieyès, prononcée à la veille de la Révolution française, résonne au-delà de son contexte historique : « Qu’est-ce que le Tiers État ? Rien. Qu’est-ce qu’il veut ? Tout ! » Elle exprime la frustration d’un groupe social exclu du pouvoir, mais porteur d’une aspiration radicale au changement et à la reconnaissance.

Ce cri de rupture peut s’appliquer avec une force particulière au Tiers Monde du XXe siècle. Désignant l’ensemble des pays anciennement colonisés ou marginalisés dans un ordre mondial bipolaire, le Tiers Monde a incarné une revendication politique et morale majeure : celle de la souveraineté, de la dignité et de la justice.

Dans un monde dominé par la Guerre froide, où deux superpuissances imposaient leurs diktats, le mouvement du non-alignement est apparu comme la manifestation la plus claire de cette volonté d’autonomie. Il s’est voulu la traduction internationale du « tout » que le Tiers Monde réclamait : la reconnaissance pleine et entière de sa place dans le concert des nations, hors de toute tutelle impériale.

Le Tiers Monde : d’un tiers ignoré à un acteur mondial

  • De la marginalisation coloniale à la prise de conscience collective

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des centaines de millions d’hommes et de femmes issus d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine vivaient sous le joug colonial ou en situation de dépendance économique et politique. Ils étaient « rien » dans l’architecture internationale dominée par les puissances occidentales et leurs alliances stratégiques.

Cette condition de « rien » nourrissait un ferment puissant de révolte et d’espoir. La décolonisation s’est imposée comme une nécessité historique, et avec elle est née une conscience collective du Tiers Monde, non plus simple agrégat d’États disparates, mais communauté politique partageant une même expérience d’exclusion et d’exploitation.

  • Le Tiers Monde comme projet politique et aspiration

Le Tiers Monde ne revendique pas seulement la fin de la domination coloniale. Il demande « tout » : la souveraineté politique, l’autonomie économique, la justice sociale, la reconnaissance culturelle et morale sur la scène internationale.

Le terme « Tiers Monde », popularisé par Alfred Sauvy en 1952, emprunte cette symbolique au Tiers État pré-révolutionnaire. Il dénonce l’injustice d’un système mondial inégalitaire et propose un projet d’émancipation globale, où les peuples marginalisés se réapproprient leur destin.

Le non-alignement : la stratégie du « tout »

  • Le non-alignement, une politique de souveraineté

Dans le contexte de la Guerre froide, le monde se divise en deux blocs antagonistes : États-Unis et URSS, capitalisme et communisme. Pour les pays du Tiers Monde, cette bipolarisation ne pouvait être acceptée comme une fatalité.

Le mouvement des non-alignés, formalisé lors de la conférence de Belgrade en 1961, incarne cette volonté farouche de ne pas devenir la « propriété » d’un bloc ou de l’autre. C’est une politique affirmant : « Nous voulons tout, mais selon nos propres termes ».

Le non-alignement est un appel à la reconnaissance d’une troisième voie politique, fondée sur la souveraineté, l’autodétermination, et la coopération internationale respectueuse.

  • Une posture audacieuse face à la bipolarité

Le non-alignement n’est pas une simple neutralité ou indifférence. C’est une posture active de résistance face à un ordre mondial fondé sur la confrontation idéologique et les rapports de force.

Il s’agit de refuser d’être instrumentalisé, de refuser la logique de guerre par procuration, et d’affirmer le droit des nations à choisir leur propre modèle politique, économique et social.

Le mouvement non-aligné a aussi proposé des alternatives concrètes : la coopération Sud-Sud, la réforme du système économique international, la lutte contre le racisme et l’apartheid.

Les paradoxes et défis du Tiers Monde et du non-alignement

  • La diversité des expériences et des intérêts

Le Tiers Monde n’est pas un bloc monolithique. Il regroupe des États aux histoires, cultures, régimes politiques et priorités très différentes. Cette diversité a rendu difficile la construction d’une solidarité politique durable.

Certains pays ont privilégié une posture pro-occidentale ou pro-soviétique, d’autres ont sombré dans des régimes autoritaires, parfois au détriment des aspirations démocratiques.

  • Les pressions et limites face aux superpuissances

La position de non-alignement a souvent été mise à rude épreuve par des pressions diplomatiques, économiques, et militaires exercées par les deux blocs. Le choix de l’indépendance n’a pas toujours été respecté ni reconnu.

La dépendance économique et technologique, les rivalités internes, et les inégalités globales ont limité les possibilités d’autonomie réelle.

Héritage et actualité

  • Une influence persistante dans le monde multipolaire

La fin de la Guerre froide a changé la donne, mais n’a pas aboli les défis que connaît le Sud global. Le mouvement des non-alignés a ouvert la voie à une diplomatie plus indépendante, qui inspire aujourd’hui des initiatives de coopération Sud-Sud et des forums multipolaires comme les BRICS.

  • Le Tiers Monde et le non-alignement, moteurs d’une justice globale

La revendication fondatrice du Tiers Monde — « nous voulons tout » — reste plus que jamais d’actualité. Dans un monde où les inégalités se creusent, où les puissances tentent toujours de dominer par l’économie, la culture ou la force, la quête d’une justice globale, d’un respect mutuel, et d’une véritable autonomie est un impératif.

Conclusion

Le cri de l’Abbé Sieyès, jadis destiné au Tiers État français, résonne aujourd’hui dans la lutte des peuples du Tiers Monde : longtemps réduits à « rien », ils réclament « tout » — leur place pleine et entière dans le monde.

Le mouvement du non-alignement a été l’expression politique majeure de cette volonté d’émancipation. Ce fut un acte de courage, d’espoir et de souveraineté, dans un monde marqué par la guerre et la domination.

Aujourd’hui, la pensée et les aspirations du Tiers Monde invitent toujours à repenser l’ordre international, à promouvoir un monde multipolaire, plus juste, respectueux des diversités, et ouvert à la coopération.

Le tiers, hier exclu, continue de vouloir tout — non par orgueil, mais parce que c’est la condition même de la dignité humaine et de la paix.

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