Indonésie : vouloir fabriquer une voiture nationale… encore une fois
Ce n’est pas la première fois qu’un président indonésien promet d’allumer le moteur de la souveraineté industrielle. Depuis trois décennies, le rêve d’une « voiture nationale » revient régulièrement sur la scène politique de Jakarta, à chaque changement d’ère, comme un refrain de modernité jamais achevé. Sukarno rêvait d’une industrie lourde capable de hisser l’archipel au rang des grandes nations. Suharto, dans les années 1990, lança le projet Timor — une pseudo-voiture nationale en partenariat avec KIA, symbole d’un capitalisme d’État sous perfusion étrangère. Puis vint Joko Widodo, qui, en 2014 déjà, avait soutenu la marque Esemka, censée incarner la renaissance d’un génie industriel local. Le modèle n’a jamais vraiment roulé.
Et voici que Prabowo Subianto reprend le volant du mythe. « Dans trois ans, l’Indonésie produira sa propre voiture », proclame-t-il, en affirmant que le budget est « déjà alloué » et les terrains « prêts ». Une promesse martiale, dans le ton comme dans la posture. Mais derrière la rhétorique de la fierté nationale, on retrouve le même scénario : un projet d’État à forte charge symbolique, un horizon d’autonomie proclamé, et un flou complet sur les réalités techniques, économiques et écologiques.
Le nouveau pari repose sur PT Pindad, fabricant d’armes, désormais chargé de se muer en constructeur automobile. Une reconversion improbable, présentée comme un geste de souveraineté. L’image est séduisante : transformer l’acier des blindés en carrosseries civiles, l’industrie de la défense en industrie du progrès. Mais le symbole risque de masquer la faiblesse structurelle : l’absence d’un écosystème industriel civil capable d’innover, de concurrencer, et surtout de durer.
À y regarder de près, la répétition de ces promesses n’est pas anodine. Elle dit quelque chose de l’Indonésie contemporaine : un pays avide de reconnaissance technologique, prisonnier d’un récit développementaliste qui confond indépendance et autosuffisance. Produire une « voiture nationale », c’est bien plus qu’un projet économique : c’est une manière de dire au monde que la nation s’émancipe. Sauf que, jusqu’ici, cette émancipation reste de façade. À chaque fois, les chaînes d’approvisionnement, la technologie de pointe, les moteurs ou les systèmes électroniques proviennent de l’extérieur. Le made in Indonesia devient alors un assembled in Indonesia, drapé de patriotisme industriel.
L’ironie est que l’annonce survient à un moment où le monde entier tourne la page du moteur thermique. Tandis que les grandes puissances réinventent l’automobile autour de l’électrique, l’Indonésie, pourtant riche en nickel — un métal clé pour les batteries —, s’accroche encore au mythe de la voiture à essence nationale. Au lieu de tirer parti de cette ressource stratégique pour s’imposer dans la mobilité du futur, le pouvoir semble rejouer les rêves mécaniques du passé.
Derrière le vernis de la souveraineté technologique, c’est toujours la politique du symbole qui prévaut. Prabowo, comme ses prédécesseurs, veut incarner la force, la continuité, la maîtrise du destin national. Mais la voiture qu’il promet n’a pas encore de moteur, pas encore de plan industriel crédible, pas encore de trace dans la réalité. Elle existe d’abord dans les discours, dans l’imaginaire d’un peuple qu’on veut rassurer : oui, nous aussi, nous pouvons construire ce que les autres conduisent.
Mais le risque, une fois encore, est de voir le rêve caler avant le départ. Car à force de relancer la même promesse, chaque génération présidentielle use un peu plus la crédibilité du projet. L’Indonésie mérite mieux qu’une série de prototypes symboliques. Elle mérite une stratégie industrielle cohérente, écologique et durable. Tant que le pays confondra ambition et incantation, sa voiture nationale restera un mirage : brillante sur l’affiche, immobile dans le réel.
Source :
https://voi.id/fr/berita/525643