L’oubli organisé : la faiblesse de la mémoire collective et l’érosion de la résistance civile en Indonésie et en France
Dans les dernières décennies, de nombreux pays ont été confrontés à un recul démocratique marqué par la montée des régimes autoritaires, le rétrécissement de l’espace civique, et une apathie grandissante des citoyens face à l’érosion de leurs droits fondamentaux.
Dans cette dynamique inquiétante, la politologue Diah Kusumaningrum souligne une dimension trop souvent négligée : la mémoire collective. Pour elle, les sociétés qui se souviennent — qui ont intégré les violences passées dans leur conscience historique — sont plus enclines à résister face aux tentatives de dérive autoritaire.
À l’inverse, les peuples privés d’une telle mémoire partagée deviennent vulnérables. C’est précisément ce que révèle le cas de l’Indonésie contemporaine, et peut-être aussi, à certains égards, celui de la France.
Une mémoire évacuée : l’Indonésie post-Suharto
Depuis la chute du dictateur Suharto en 1998, l’Indonésie est souvent saluée comme une démocratie en transition. Pourtant, cette lecture optimiste occulte un déficit fondamental : l’absence de reconnaissance et d’intégration des crimes de l’ordre nouveau (Orde Baru) dans la mémoire nationale. Les massacres de 1965-1966, les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires, ou encore la répression des régions périphériques comme Aceh, Timor oriental et la Papouasie, n’ont jamais fait l’objet d’un réel travail de mémoire. Ni de procès publics à la hauteur, ni de commissions vérité et réconciliation efficaces n’ont été instaurés. Pire encore, les responsables de ces atrocités sont souvent encore honorés ou protégés.
Cette amnésie institutionnalisée n’est pas neutre : elle conditionne le rapport des citoyens à l’histoire et à la légitimité de l’État. Une société qui n’enseigne pas à ses enfants ce qu’il en coûte de perdre la liberté — qui ne transmet pas les récits de lutte, de douleur et de résistance — devient une société désarmée face au retour du despotisme. C’est ainsi qu’en Indonésie, malgré des atteintes répétées à la liberté de la presse, la militarisation rampante de la politique intérieure, ou encore l’intimidation des militants des droits humains, les mobilisations de masse restent sporadiques et souvent désorganisées. La culture de la peur héritée du régime autoritaire, combinée à l’oubli généralisé de l’histoire traumatique, produit une citoyenneté atone, dépourvue de réflexes protestataires.
Protests automatisés : l’exemple coréen et serbe
À l’opposé, Diah évoque les cas de la Serbie et de la Corée du Sud, où les traumatismes de la dictature ont été intégrés dans la conscience collective. Dans ces pays, la protestation n’est pas seulement un droit, mais un réflexe. En Corée du Sud, par exemple, les souvenirs encore vifs de la répression sous Park Chung-hee et Chun Doo-hwan, ainsi que les mobilisations massives des années 1980, ont forgé une culture politique où descendre dans la rue est perçu comme une responsabilité civique. Il en va de même pour la Serbie post-Milošević, où l'activisme citoyen s’est enraciné dans une mémoire du combat pour la démocratie.
Ce contraste met en évidence un facteur déterminant dans la résilience démocratique : la capacité d’un peuple à se souvenir collectivement, à se raconter ses luttes, et à transmettre ses cicatrices comme autant de balises pour l’avenir.
La France en sursis : un oubli fonctionnel ?
Si la France semble encore jouir d’une tradition de protestation robuste — des Gilets Jaunes aux manifestations contre la réforme des retraites —, certains analystes comme Dominique Schnapper s’inquiètent de l’érosion progressive de sa mémoire démocratique. Le récit de la Résistance, longtemps central dans l’identité républicaine, tend à se fossiliser ou à être instrumentalisé à des fins partisanes. Les luttes ouvrières, les combats anticoloniaux, et même les mobilisations sociales des décennies récentes sont souvent évacués des manuels scolaires ou dépolitisés dans les discours officiels.
Ce déficit mémoriel pourrait expliquer en partie la montée d’une forme d’apathie politique, en particulier chez les jeunes. Si manifester reste un droit constitutionnel, sa signification historique, sa portée symbolique et sa valeur éthique semblent de moins en moins transmises. Une société où les citoyens oublient pourquoi leurs ancêtres ont lutté devient une société vulnérable aux discours sécuritaires, aux appels au pouvoir fort, et à la normalisation de l’état d’urgence.
Mémoire, démocratie et avenir
La mémoire collective ne se réduit pas à une simple nostalgie du passé. Elle est une arme de vigilance, un ciment de solidarité, un réservoir d’indignation. C’est à travers elle que les sociétés forgent leur capacité à dire non, à défendre leurs droits, à prévenir les dérives autoritaires. L’absence de cette mémoire — qu’elle soit effacée, niée, ou non-transmise — constitue une brèche que les pouvoirs autoritaires exploitent méthodiquement.
Dans le cas indonésien, reconstruire cette mémoire collective suppose un acte politique courageux : ouvrir les archives, raconter les vérités tues, honorer les victimes, et transmettre les leçons de l’histoire aux générations futures. En France, il ne s’agit pas tant de raviver un passé glorieux que de refuser l’oubli sélectif : se souvenir des luttes populaires, des résistances de l’ombre, et des erreurs de la République, pour éviter de les reproduire.
La résistance ne naît pas dans le vide. Elle est nourrie par les récits, les souvenirs, les douleurs et les victoires. Sans mémoire, il ne reste qu’un présent sans boussole, livré aux vents contraires de l’autoritarisme et de l’indifférence.