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Billet de blog 22 juin 2025

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Peut-on encore accorder à l’Église une légitimité morale sur la vie ?

L’Église se proclame gardienne inébranlable de la vie, mais son indignation sélective révèle une hypocrisie flagrante. Louée pour sa défense acharnée de la vie fœtale, elle détourne souvent le regard face aux massacres, famines et injustices systémiques. Peut-on encore accorder à cette institution une légitimité morale quand ses silences complices pèsent plus lourd que ses cris ?

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Peut-on encore accorder à l’Église une légitimité morale sur la vie ?

Hypocrisie, double standard et silences coupables dans l’histoire et aujourd’hui

L’Église catholique se présente depuis des siècles comme la gardienne inébranlable de la vie humaine. Elle condamne fermement l’avortement et l’euthanasie, les qualifiant de meurtres et de crimes abominables, comme le rappelle sans ambiguïté le Catéchisme de l’Église catholique : « L’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen, est gravement contraire à la loi morale » (CEC 2271) ; « L’euthanasie est un meurtre » (CEC 2277).

Dans les débats contemporains, cette intransigeance se fait entendre haut et fort, souvent avec un ton dogmatique, parfois même fondamentaliste. Pourtant, ce discours catégorique se heurte à un paradoxe moral majeur : qu’en est-il de la parole et de l’action de cette même Église face aux violences collectives, aux guerres, au commerce des armes, et aux oppressions systémiques ?

Le silence historique de l’Église face à l’injustice structurelle

L’interrogation la plus lourde pèse peut-être sur les siècles d’esclavage qui ont marqué le monde, notamment dans les Amériques, en Afrique et dans les colonies européennes. L’Église, pourtant implantée au cœur des sociétés coloniales, s’est largement rendue complice, par son silence ou par son soutien implicite, à l’institutionnalisation de l’esclavage. Si des voix isolées comme celle du dominicain Bartolomé de Las Casas ont dénoncé dès le XVIe siècle ces pratiques comme contraires à l’Évangile, elles sont restées tragiquement minoritaires. La majorité des autorités ecclésiastiques a choisi la prudence, voire la complicité, préférant sauvegarder ses privilèges et ses alliances politiques plutôt que de se faire l’avocate des esclaves et des peuples opprimés.

Ce silence est une blessure morale profonde, un paradoxe insoutenable : comment l’Église peut-elle se présenter comme la protectrice de la vie humaine quand elle a été muette, voire consentante, face à l’inhumanité d’un système qui a déshumanisé des millions d’êtres humains ?

Une morale sélective entre vie privée et mort publique

Le paradoxe se poursuit avec l’histoire plus récente. En métropole, la Troisième République institue la laïcité en 1905, séparant officiellement l’Église et l’État, ce qui est souvent perçu comme une victoire contre l’influence religieuse dans les affaires publiques. Mais ce divorce apparent n’a jamais signifié une rupture complète avec les intérêts religieux, notamment dans les colonies. En Indochine, par exemple, l’Église catholique joua un rôle majeur, non seulement religieux, mais aussi politique et économique, en tant qu’important propriétaire foncier. Les missionnaires catholiques, loin de se limiter à l’évangélisation, soutenaient souvent la « mission civilisatrice » française, confondant évangile et patriotisme, légitimant ainsi la colonisation et ses violences.

Ainsi, au lieu de s’opposer à l’oppression coloniale, l’Église s’y est fréquemment trouvée complice, renforçant par son poids social et économique les structures d’injustice.

Aujourd’hui encore, cette ambiguïté morale persiste. L’Église dénonce vigoureusement l’avortement et l’euthanasie, mais reste étrangement silencieuse, ou peu audible, face aux millions de morts provoqués par les conflits armés, la prolifération des armes nucléaires, les famines et les violences économiques systémiques. Le pape Jean-Paul II, lors de son discours à l’ONU en 1995, condamna certes la menace nucléaire et la guerre, mais sans jamais nommer explicitement les États responsables ni appeler à des actions radicales et concrètes. Ce double standard est difficile à défendre : une voix forte pour des questions bioéthiques privées, un silence gênant sur les questions publiques de justice et de paix.

L’État français, qui proclame avec fierté sa laïcité, affiche lui aussi une relation ambivalente avec l’Église catholique. Les financements publics accordés aux écoles confessionnelles, la présence régulière de représentants religieux lors d’événements officiels, ainsi que l’influence notable de l’Église dans certains domaines législatifs montrent que la séparation n’est jamais totale ni stricte. Cette complicité implicite, dans laquelle l’État peut parfois acheter le silence de l’Église face à des réalités dérangeantes, contribue à perpétuer un discours moral partiel, évitant ainsi de s’attaquer aux violences systémiques les plus massives, souvent d’origine politique ou économique.

Pour une éthique intégrale de la vie

La parabole du Bon Samaritain (Luc 10, 25-37) éclaire cette hypocrisie. Jésus enseigne que l’amour véritable ne peut se limiter à des principes abstraits ou à des cas isolés. Il exige de reconnaître, secourir et défendre concrètement la vie blessée, visible et présente, sans discrimination ni calcul politique. Affirmer aimer la vie dans l’intimité d’un ventre maternel tout en ignorant la souffrance massive causée par la guerre, la famine ou l’esclavage historique, c’est littéralement aimer ce qu’on ne voit pas et fermer les yeux sur ce qu’on voit. Ce décalage moral est un échec éthique majeur, qui jette une ombre sur la légitimité morale que l’Église prétend incarner.

Pour retrouver une véritable crédibilité morale, l’Église doit rompre avec ce double langage et dénoncer sans concession toutes les formes d’injustice, de violence et de mort : l’avortement comme la guerre, l’euthanasie comme le commerce des armes, la violence individuelle comme la violence structurelle. Le Concile Vatican II en appelait déjà à une telle cohérence dans Gaudium et Spes : « L’Église condamne toute forme d’injustice et d’oppression, et appelle à la paix et à la justice entre les peuples » (GS 78). L’engagement prophétique chrétien ne peut se réduire à une défense fragmentée de la vie. Il doit embrasser toutes ses dimensions, privées comme publiques, intimes comme collectives.

En conclusion, la légitimité morale de l’Église catholique sur la vie ne peut être crédible que si elle adopte une éthique intégrale, dénonçant avec la même force toutes les formes d’injustice et de mort. De même, l’État français doit assumer pleinement sa laïcité et promouvoir une éthique publique cohérente, libre des influences partisanes et capable d’affronter avec courage les défis moraux du monde contemporain. Sans cela, le double langage et les silences coupables continueront de miner la confiance des citoyens et de fragiliser le débat démocratique autour des questions essentielles de la vie humaine.

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