Se perdre dans la Palestine : quand l’indignation devient un piège
Dans l’espace saturé de nos réseaux, dans les rues où s’élèvent les cris de solidarité, dans les conversations qui se veulent engagées, un nom revient avec insistance : Palestine. Le drame est réel, les morts sont réels, l’injustice l’est aussi. Mais un malaise grandit, sourd et profond, que peu osent nommer : et si la focalisation presque obsessionnelle sur ce conflit risquait de nous éloigner de l’essentiel ? Et si, à force de tout voir à travers ce prisme, nous étions en train de perdre notre capacité de discernement, notre lucidité morale, et peut-être même notre humanité ?
La Palestine est devenue un mot-refuge, un mot-étendard, un mot-miroir. Elle absorbe toutes les indignations, toutes les frustrations, toutes les soifs de justice. Et cela semble noble, jusqu’à ce que l’on réalise qu’il ne s’agit parfois plus de justice, mais de réflexe grégaire. D’une indignation mécanique, mimétique, où l’émotion remplace la réflexion, où le slogan évacue la complexité. Il ne s’agit plus de penser : il s’agit de suivre, d’adhérer, de partager, de clamer. Mais à quoi bon dénoncer une oppression si notre manière même de dénoncer repose sur un automatisme pavlovien, sur une indignation sans exigence ?
Car c’est bien là le cœur du danger : faire de la Palestine une évidence morale si écrasante qu’elle dispense de penser. L’émotion se substitue au travail de la conscience, et la solidarité devient un réflexe de troupeau. On s’indigne parce que les autres s’indignent, on relaie parce que cela se fait. Ne pas publier, ne pas afficher une position visible, c’est courir le risque d’être accusé de complicité ou d’insensibilité. Dès lors, la cause cesse d’être une interpellation éthique pour devenir un code d’appartenance, une preuve d’identité idéologique.
Mais qu’arrive-t-il à une cause quand elle devient mode ? Elle se vide de sa substance. Elle devient outil de signalement moral, de positionnement social, parfois même de vanité. La douleur réelle d’un peuple est transformée en décor pour selfies militants, en toile de fond pour indignations en série. Et l’on voit proliférer des postures où chacun veut prouver qu’il est du bon côté de l’histoire, quitte à simplifier, falsifier, ignorer. La vérité devient secondaire. Ce qui compte, c’est d’être vu. D’être du bon camp.
Dans cette logique, toute nuance devient trahison. Toute interrogation devient suspecte. Celui qui demande : « Pourquoi ce silence sur d'autres tragédies ? » est vite qualifié de relativiste. Celui qui veut comprendre les causes historiques profondes est traité de tiède. Celui qui appelle à penser plus globalement est taxé de détourner le sujet. La pensée critique est étouffée sous les cris unanimes.
Or, une indignation qui interdit la nuance n’est plus éthique. C’est une religion sans transcendance, un dogme sans Dieu, une ferveur sans âme. Et c’est là que se dévoile le piège le plus dangereux : celui de croire que l’on défend la justice alors qu’on ne fait que reproduire un automatisme collectif. Ce n’est plus la justice qui nous anime, mais le besoin d’appartenance, de reconnaissance, de conformité.
Le véritable engagement ne commence pas par l’adhésion à une cause populaire, mais par un arrachement à la facilité. Il demande solitude, rigueur, lucidité. Il oblige à regarder au-delà du spectacle des images, à résister aux manipulations émotionnelles, à penser contre soi-même parfois. Il exige de refuser les raccourcis moraux, les récits tout faits, les indignations à la carte.
Il ne s’agit donc pas de détourner les yeux de la Palestine. Il s’agit, au contraire, de refuser d’en faire une idole morale, un miroir de nos propres fantasmes militants. Défendre une cause n’implique pas d’oublier notre devoir de penser. Bien au contraire. La Palestine mérite mieux que notre conformisme. Elle mérite une écoute profonde, une analyse honnête, une solidarité qui ne soit pas un masque mais un acte.
Car au fond, ce qui menace le plus aujourd’hui, ce n’est pas le silence. C’est le bruit. Le bruit de l’unanimité aveugle. Le vacarme de ceux qui s’indignent sans comprendre. La clameur de ceux qui dénoncent sans jamais se remettre en question.
Ce n’est pas ainsi que l’on honore la souffrance d’un peuple. Ce n’est pas ainsi que l’on construit la paix. Ce n’est pas ainsi que l’on sauve notre humanité. Car au fond, ce qui nourrit les génocides, ce n’est pas seulement la haine ou les armes : c’est l’oubli. L’oubli de ceux dont la douleur ne fait pas de bruit. L’oubli de ceux qu’on ne regarde plus, parce qu’ils ne sont pas à la mode.