Le vice des vertus, la vertu des vices : plaidoyer contre la morale bourgeoise
La bourgeoisie adore les vertus. Elle en fait des trophées. Elle les encadre dans ses salons, les enseigne dans ses écoles privées, les psalmodie dans ses homélies sociales. Le travail, la modération, la fidélité, la décence, l’esprit de famille. Mais il suffit de gratter la surface pour que le vernis se fissure. Car ces vertus qu’elle proclame ne sont souvent que des vices travestis : hypocrisie, conformisme, peur du scandale, obsession de la respectabilité, reproduction d’un ordre.
La morale bourgeoise n’a rien de moral. Elle est gestionnaire. Ce qu’elle nomme vertu n’est que stratégie de survie de classe. On célèbre la tempérance quand on possède déjà tout. On valorise la chasteté quand on contrôle les corps des autres. On exige l’humilité chez les subalternes, jamais chez les puissants. Il n’est pas question ici d’éthique, mais de discipline sociale. Une morale d’apparence, où l’important n’est pas ce que l’on est, ni même ce que l’on fait, mais ce que l’on laisse paraître.
Cette morale, sous ses airs polis, est un instrument de pouvoir. Elle condamne les désirs qui échappent au contrôle, les colères qui bousculent l’ordre, les vies qui refusent les schémas. Le "bon père de famille", "la jeune fille bien élevée", "la femme respectable", "le mari discret" : autant de rôles figés que la bourgeoisie distribue comme des costumes, au nom d’une vertu qui n’est qu’un théâtre bien huilé. La vertu devient alors un piège : une cage dorée où l’on se tait, où l’on se courbe, où l’on s’annule.
Et que fait-on de ceux qui n’entrent pas dans le moule ? On les traite de vicieux. De marginaux. De dangereux. Ceux qui parlent trop fort, aiment autrement, refusent les convenances, sont relégués dans les marges. Pourtant, c’est dans ces marges que naît souvent la vérité. Ce que la morale bourgeoise condamne comme vice — la révolte, le désir, l’excès, le refus — contient parfois une force de vie authentique, une quête de justice ou de liberté que ses codes ne peuvent tolérer.
Si tu savais le pharisaïsme bourgeois, tu comprendrais combien il condamne tout élan authentique au nom d’un ordre illusoire.
Car la morale bourgeoise n’a pas peur du mal — elle vit avec lui, souvent confortablement. Ce qui l’effraie, c’est le désordre. Elle ne hait pas le péché, mais le scandale. Elle peut tout tolérer dans le secret, à condition que l’apparence soit sauve. L’adultère feutré d’un notable sera excusé, la liberté sexuelle d’une femme pauvre, condamnée. Ce n’est pas la faute qui compte, mais qui la commet, et dans quel cadre.
Il y a dans cette morale une indécence tranquille : celle d’un monde qui impose aux autres des règles qu’il transgresse lui-même sans honte, protégé par ses privilèges, ses avocats, ses habits de vertu. C’est une morale qui s’indigne à la télévision, vote des lois moralisantes, tout en protégeant ses affaires, ses violences et ses silences derrière les murs épais de ses héritages.
C’est pourquoi il faut retourner l’accusation. Ce ne sont pas les "vicieux" qu’il faut craindre, mais les vertueux institutionnels. Non ceux qui chutent, mais ceux qui jugent. Non ceux qui vivent à la marge, mais ceux qui dictent les normes depuis leurs fauteuils. Ce ne sont pas les vices qui détruisent la société, mais les vertus corrompues qui justifient l’injustice.
La vraie morale est fragile, mouvante, incertaine. Elle exige du courage, du doute, du discernement. Elle ne s’impose pas par décret. Elle se cherche, se négocie, s’incarne. Elle ne juge pas d’après les apparences, mais selon la capacité des actes à libérer, à humaniser, à créer du lien. Elle n’exclut pas — elle écoute. Elle ne condamne pas — elle interroge.
Alors, que vaut une vertu qui opprime ? Que vaut une morale qui sert l’ordre, non la justice ? Peut-être faut-il préférer les vices lumineux aux vertus mortes. Peut-être faut-il oser déplaire, transgresser, sortir du rang — non pour détruire, mais pour vivre autrement, plus librement, plus justement.