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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 22 juillet 2025

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Quand les pierres parlent : Istiqlal, la Cathédrale et la coexistence en Indonésie

Au cœur de Jakarta, la Mosquée Istiqlal et la Cathédrale Sainte-Marie se font face, symbolisant la coexistence religieuse en Indonésie. Mais derrière cette harmonie apparente se cache une réalité complexe : entre discours politiques, symboles architecturaux et défis quotidiens des croyants, la tolérance se mesure-t-elle vraiment à la pierre ?

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Quand les pierres parlent : Istiqlal, la Cathédrale et le défi de la coexistence religieuse en Indonésie

Au cœur animé de Jakarta, deux monuments se font face dans une étrange harmonie : la grande Mosquée Istiqlal, symbole de l’islam majoritaire, et la petite Cathédrale Sainte-Marie, haut lieu du catholicisme indonésien. Séparées par une simple rue et un petit parc, elles sont devenues, au fil des années, un emblème de la tolérance religieuse en Indonésie. C’est ici, au croisement de la foi et du pouvoir, que l’architecture s’est faite discours, et que la pierre est devenue message.

Mais au-delà du symbole, que nous dit cette juxtaposition ? Est-elle l’expression sincère d’un vivre-ensemble enraciné, ou plutôt une image savamment construite, reflet d’une ambition politique plus que d’une réalité sociale ? Pour répondre à cette question, il faut remonter le fil de l’histoire — et scruter, aussi, ce que cachent parfois les façades les plus harmonieuses.

Une utopie architecturale née d’une vision fondatrice

C’est au président Soekarno que revient l’idée de construire une grande mosquée nationale au cœur de la capitale, peu après l’indépendance. Le choix du site ne fut pas anodin : en face de la cathédrale coloniale, comme un signe d’unité dans la diversité, selon la devise nationale "Bhinneka Tunggal Ika". Un geste audacieux, qui visait à rompre avec les divisions du passé sans effacer la pluralité religieuse du pays.

Le projet de la mosquée fut confié, fait rare et significatif, à Friedrich Silaban, un architecte chrétien batak. C’est lui qui conçut les lignes modernes et majestueuses d’Istiqlal. En face, la cathédrale néogothique, héritée de l’époque hollandaise, restait un repère spirituel pour la minorité catholique.

Mais le symbole ne s’arrête pas à la simple proximité géographique. En 2021, un tunnel souterrain a été construit pour relier directement les deux lieux de culte. Officiellement baptisé “le tunnel de l’amitié”, il veut signifier le lien spirituel et humain entre les deux communautés. Un geste de paix, salué comme une initiative rare dans le monde musulman-majoritaire.

Le pape François à Jakarta : geste fort, réalité contrastée

En septembre 2024, le pape François a visité l’Indonésie pour la première fois. Lors de son passage à Jakarta, il s’est recueilli dans la cathédrale, puis a visité la Mosquée Istiqlal, empruntant symboliquement le tunnel de l’amitié. Les images de cet instant — un pape en blanc marchant sous terre entre deux symboles de foi — ont fait le tour du monde.

Le message était limpide : l’Indonésie incarne un exemple possible de coexistence entre les religions. Pourtant, dans un discours à la fois sobre et chargé de sens, le pape a rappelé que la véritable mesure du respect interreligieux ne réside pas seulement dans les monuments ou les clichés officiels, mais surtout dans la manière dont chaque croyant — en particulier les plus fragiles — voit sa dignité, sa foi et ses droits pleinement reconnus et protégés.

La face cachée du décor : ce que vivent les communautés

Car en dehors de la capitale, la réalité est plus contrastée. Les difficultés rencontrées par les minorités religieuses pour construire ou préserver leurs lieux de culte sont bien connues. Il faut parfois obtenir l’accord de 60 voisins et des autorités locales, ce qui rend l’obtention de permis très difficile. Certaines églises sont fermées sous pression, ou incendiées dans l’indifférence. Des lieux de prière improvisés sont interdits ou attaqués, même s’ils ne troublent aucun ordre public.

Pendant ce temps, dans les quartiers aisés de Jakarta, on exhibe avec fierté la proximité d’Istiqlal et de la cathédrale comme preuve de tolérance. Mais la tolérance véritable ne se construit pas à coup de symboles — elle se mesure dans le quotidien, dans les rapports concrets entre communautés, dans la justice, l’éducation, et la protection des droits.

Le Christ-Roi de Dili : une statue trop haute pour entendre les cris

Un autre exemple de cette instrumentalisation symbolique est la statue géante du Christ-Roi à Dili, au Timor oriental. Érigée en 1996 sous le régime de Suharto, elle s’élève à 27 mètres, tournée vers la mer. Présentée comme un cadeau du gouvernement indonésien à la population timoraise, cette statue se voulait un message de fraternité religieuse. Pourtant, elle fut construite alors même que le Timor subissait une occupation militaire sanglante, marquée par des massacres, des famines, et une politique d’indonésianisation forcée.

Le Christ de Dili n’était pas un symbole d’espoir : il était un camouflage. Une icône monumentale destinée à masquer l’oppression. Un messie de béton pour faire oublier les croix que portait le peuple.

Une tolérance en chantier, un horizon à construire

Il serait injuste de nier les avancées de l’Indonésie en matière de pluralisme. Des figures religieuses courageuses, des ONG, des enseignants et des responsables communautaires œuvrent tous les jours pour faire vivre le dialogue interreligieux. La constitution indonésienne reconnaît six religions officielles et affirme le droit à la liberté de croyance.

Mais l’écart entre la lettre et la pratique reste important. Tant que des communautés devront se battre pour faire reconnaître leur droit de prier, tant que des décisions locales pourront bloquer des lieux de culte au nom de pressions sociales, la tolérance ne sera qu’un idéal suspendu.

La beauté des symboles, la vérité des actes

La Mosquée Istiqlal et la Cathédrale Sainte-Marie continueront d’être visitées, photographiées, louées comme modèle d’un vivre-ensemble pacifique. Le tunnel de l’amitié en restera un témoignage fort. La visite du pape François en 2024 a renforcé cette image d’ouverture.

Mais si l’on veut que ces symboles deviennent plus que des façades, il faut accompagner leur puissance esthétique par des actions concrètes : des politiques équitables, un respect strict des droits des minorités, une justice impartiale, et une vigilance constante contre l’intolérance.

Car en fin de compte, une société ne se juge pas à ses monuments, mais à la manière dont elle traite les plus petits de ses enfants.

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