Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 23 juillet 2025

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Le laboratoire et le sabre : l’armée en pharmacie

Le 23 juillet 2025, le gouvernement indonésien annonce que l’armée produira des médicaments dès octobre. Sous couvert de santé publique, cette initiative marque une expansion inquiétante du pouvoir militaire dans la sphère civile, ravivant les spectres de l’autoritarisme de l’ère Suharto.

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Le laboratoire et le sabre : quand l’armée indonésienne entre dans le secteur pharmaceutique

Le 23 juillet 2025, une annonce gouvernementale a déclenché une onde de choc discrète mais significative dans les cercles politiques et économiques indonésiens : l’armée nationale (TNI) va produire, à partir d’octobre, des médicaments destinés à la vente à grande échelle dans des coopératives rurales à des prix fortement réduits. Présenté comme un effort de santé publique, ce projet soulève en réalité des inquiétudes croissantes sur l’expansion continue du rôle des forces armées dans la société civile, à un moment où la frontière entre gouvernance démocratique et autoritarisme militarisé semble de plus en plus floue.

Derrière l’objectif affiché de répondre à la flambée des prix des médicaments et de lutter contre le marché noir pharmaceutique, de nombreux analystes voient une stratégie plus large. Le président Prabowo Subianto, ancien général controversé et figure centrale du pouvoir depuis son élection, promeut une vision technocratique et nationaliste de l’armée comme bras efficace de l’État, y compris dans les domaines économiques et sociaux. Cette vision rappelle étrangement la doctrine du "dwifungsi" de l’ère Suharto, qui légitimait l’intervention de l’armée dans tous les aspects de la vie nationale. La production pharmaceutique ne serait alors qu’un nouveau front de cette reconquête silencieuse de l’appareil d’État.

Une militarisation en marche silencieuse

Depuis son entrée en fonction, Prabowo Subianto a multiplié les signaux en faveur d’un retour en force de l’institution militaire dans les affaires civiles. Une loi votée en mars 2025 a autorisé les officiers actifs à occuper 14 postes civils clés sans quitter l’uniforme, ce qui constitue une rupture profonde avec les réformes démocratiques mises en œuvre après la chute du régime autoritaire de Suharto en 1998. Parallèlement, plusieurs initiatives symboliques ont renforcé cette dynamique : les militaires sont impliqués dans la distribution de repas scolaires, dans des projets d’infrastructure, et désormais dans la gestion de la santé publique.

Le cas du projet pharmaceutique est emblématique. L’armée ne se contente pas de fournir un appui logistique : elle devient acteur direct de la production, de la distribution et de la commercialisation de médicaments, à travers des laboratoires sous son contrôle et un réseau de 80 000 coopératives supervisées par l’État. Ce modèle hybride, mêlant mission publique et contrôle militaire, soulève plusieurs problèmes. D’abord, celui du respect des lois qui encadrent la séparation des fonctions entre militaires et civils. Ensuite, celui du contrôle démocratique et de la transparence dans un secteur aussi sensible que celui de la santé. Enfin, celui de la concurrence avec les entreprises publiques et privées déjà actives dans ce domaine, qui risquent d’être marginalisées par une institution disposant de privilèges structurels considérables.

Les critiques ne manquent pas. Des organisations comme Amnesty International Indonésie, des économistes, des syndicats de la santé et même des figures politiques modérées expriment leur malaise. Le projet est perçu non seulement comme une entorse aux principes républicains, mais aussi comme un précédent dangereux : si l’armée peut produire et vendre des médicaments au nom de l’intérêt général, qu’est-ce qui l’empêchera demain d’étendre sa présence dans d’autres secteurs, comme l’éducation, les médias ou les télécommunications ?

Un tournant politique majeur sous couvert d’efficacité

L’offensive pharmaceutique du TNI n’est pas un événement isolé, mais le dernier chapitre d’un récit politique plus vaste. L’Indonésie de 2025 vit une réorientation stratégique marquée par une méfiance croissante envers les institutions civiles jugées lentes, corrompues ou inefficaces, et par une exaltation du modèle militaire, perçu comme plus discipliné, plus patriote, plus opérationnel. Cette vision séduit une partie de la population, surtout dans les zones rurales ou parmi les jeunes générations, qui voient dans l’armée une force de stabilité face à la fragmentation politique.

Mais cette séduction a un prix. En effaçant peu à peu les lignes de démarcation entre civil et militaire, le gouvernement actuel fragilise les fondations mêmes de l’État de droit. La démocratie indonésienne, considérée depuis deux décennies comme un modèle hybride et stable en Asie du Sud-Est, entre dans une zone grise. À l’international, les partenaires économiques et diplomatiques observent avec prudence cette évolution : si le pays reste attractif sur le plan des investissements, la montée d’un pouvoir militaire aux compétences élargies pourrait faire fuir les capitaux à moyen terme, en raison des incertitudes réglementaires et des risques de conflits d’intérêts.

La question, au fond, est simple : peut-on accepter que l’armée devienne une entreprise pharmaceutique nationale ? Et si oui, dans quelles limites ? Le pragmatisme économique peut-il justifier la dilution progressive des principes démocratiques ? Le laboratoire du TNI, bien plus qu’un producteur de génériques, devient ainsi le symbole d’un dilemme politique : celui d’un État qui, au nom de l’efficacité, risque de s’éloigner de sa promesse réformiste. Un dilemme qui résonne avec les échos du passé et dessine les contours d’un avenir incertain.

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