Soekarno, un visionnaire imparfait
Soekarno (1901-1970), premier président de l’Indonésie indépendante, demeure une figure emblématique de l’anticolonialisme et de la pensée politique du XXᵉ siècle. Sa vie et son œuvre incarnent un paradoxe permanent : d’un côté, une vision immense pour l’unité, le progrès et l’émancipation nationale ; de l’autre, une incapacité récurrente à traduire pleinement ses idéaux dans la pratique. Ainsi, il apparaît comme un visionnaire imparfait, dont l’héritage inspire autant qu’il interroge.
Une vision nationale et universelle
Le génie de Soekarno réside dans sa capacité à penser l’Indonésie au-delà des frontières coloniales imposées par les Néerlandais. Dès ses premiers discours, il articule une idée de nation inclusive, capable de rassembler des centaines de peuples, langues et cultures différentes sous un projet commun. Dans l'indonesie accuse (1930), prononcé devant le tribunal colonial, il ne plaide pas seulement pour sa défense personnelle mais pour la justice et l’émancipation de tout un peuple :
« L’impérialisme est la source de nos souffrances. Il confisque nos terres, exploite notre force de travail et ferme le chemin de notre liberté. »
Ce plaidoyer fait de Soekarno une voix non seulement nationale mais universelle, comparable à celle d’Émile Zola dans J’accuse…!. Il démontre sa capacité à combiner l’action politique, la pédagogie morale et la critique sociale, anticipant les débats sur la justice globale et l’émancipation des peuples colonisés.
L’inventeur de la synthèse nationale : Pancasila et l’unité
Après l’indépendance de 1945, Soekarno consacre son énergie à la construction d’un État pluraliste. Son projet de Pancasila — fondé sur cinq principes : la foi, la justice sociale, l’unité nationale, la démocratie et l’humanité — illustre son ambition de concilier modernité et identité culturelle. Il s’efforce de créer un équilibre entre islam, christianisme, hindouisme, bouddhisme et valeurs traditionnelles, cherchant une synthèse nationale.
Pourtant, cette vision n’a jamais été pleinement réalisée. Les tensions régionales, les ambitions personnelles et l’instabilité politique ont limité l’application concrète de ses idéaux. L’utopie soekarnienne se heurte aux réalités de la gestion d’un État multiforme et fragile.
L’ambition internationale et le leadership charismatique
Sur la scène mondiale, Soekarno se distingue comme un leader charismatique et audacieux. Il est l’un des architectes du Mouvement des non-alignés, rassemblant les nations émergentes face aux blocs américain et soviétique. Sa diplomatie repose sur le symbolisme et le courage rhétorique, mais parfois au détriment de la stabilité économique et politique intérieure. Sa vision du monde est grande, mais sa capacité à la mettre en œuvre de manière cohérente reste limitée, ce qui renforce l’idée de visionnaire imparfait.
Les limites de l’idéal soekarnien
Le bilan de Soekarno n’est pas exempt de contradictions. Son autoritarisme croissant dans les années 1950-1960, son utilisation de la rhétorique populiste et sa dépendance à l’armée pour maintenir l’ordre montrent que sa vision révolutionnaire se heurte aux compromis et aux échecs politiques. Les crises économiques et sociales, l’intégration forcée de la Papouasie occidentale et la confrontation avec la Malaisie ont terni l’éclat de son idéalisme.
Pourtant, ces imperfections ne diminuent pas son importance historique. Elles humanisent le leader et permettent de comprendre que l’Indonésie indépendante est le produit d’un équilibre fragile entre utopie et pragmatisme, entre rêve et réalité.
Héritage et inspiration
Aujourd’hui, Soekarno reste une figure de référence pour les intellectuels, les leaders et les citoyens indonésiens. Sa capacité à penser une nation unie dans sa diversité, son courage de dénoncer l’oppression et son projet d’un monde multipolaire continuent d’inspirer. Il nous rappelle que la grandeur d’une vision ne réside pas dans sa perfection, mais dans sa capacité à mobiliser les peuples, à poser des questions fondamentales et à rêver l’avenir.
Ainsi, Soekarno, visionnaire imparfait, demeure un symbole de l’ambition politique alliée à l’idéalisme, un homme dont les contradictions reflètent les défis d’une nation jeune et en quête de souveraineté.
https://www.rts.ch/archives/1966/video/le-president-sukarno-26182966.html