Parler malgré l’intimidation
Comment faire face à ceux qui se donnent des allures de sagesse pour réduire les autres au silence
Dans la vie quotidienne, que ce soit dans un cadre professionnel, académique, militant ou même familial, il n’est pas rare de rencontrer des individus qui se présentent comme des détenteurs d’un savoir supérieur. Ces personnes, souvent perçues comme « intelligentes » ou « respectables », utilisent parfois leur position ou leur aura d’autorité pour imposer une règle implicite : seuls ceux qui connaissent parfaitement un sujet auraient le droit de s’exprimer. L’argument, formulé de manière péremptoire, ressemble souvent à : « Si tu ne sais pas exactement de quoi tu parles, abstiens-toi de commenter ».
À première vue, cette remarque semble logique et même raisonnable : il est en effet préférable de s’informer avant de juger. Cependant, lorsque cette formule est répétée et utilisée de manière systématique pour disqualifier les autres, elle devient un outil de domination symbolique et une stratégie rhétorique visant à museler toute forme de questionnement.
1. Le piège de la « compétence totale »
Personne ne peut prétendre maîtriser parfaitement un sujet dans toute sa complexité. Même les spécialistes les plus reconnus admettent les limites de leurs savoirs. Exiger une « compétence totale » avant de parler équivaut à instaurer une censure implicite : seuls quelques « experts » auraient le droit à la parole, tandis que les autres devraient se contenter d’écouter.
Or, l’histoire de la pensée nous montre que nombre de découvertes et de critiques fécondes sont nées précisément de personnes qui, sans être des experts officiels, ont osé poser des questions simples, parfois naïves, mais profondément déstabilisantes.
Prenons le cas de Galilée : au début du XVIIᵉ siècle, il n’était pas encore une autorité reconnue au sein de l’Église ni un “expert officiel” dans la tradition aristotélicienne qui dominait les universités. Pourtant, en observant le ciel avec sa lunette astronomique, il osa poser des questions naïves mais dérangeantes : Pourquoi les lunes de Jupiter tournent-elles autour de cette planète et non pas autour de la Terre ? Pourquoi la surface de la Lune n’est-elle pas parfaite mais irrégulière ?
Ces interrogations simples mais profondes mettaient en cause le système géocentrique officiel. Elles ont ouvert la voie à une révolution scientifique qui a transformé notre compréhension du monde. Le droit de questionner ne devrait jamais être confisqué.
2. L’autorité comme arme rhétorique
Les personnes qui se donnent une image de sagesse savent que leur ton assuré impressionne. Elles utilisent alors un mélange de demi-savoirs, de citations choisies et de formules définitives pour donner l’impression qu’elles détiennent une vérité indiscutable. Le problème n’est pas tant qu’elles possèdent des connaissances, mais qu’elles en fassent une arme pour humilier ou neutraliser les autres.
La phrase « tais-toi si tu ne sais pas tout » devient alors une forme de violence symbolique. Elle ne cherche pas à éclairer la discussion mais à rappeler une hiérarchie : il y a ceux qui savent (ou prétendent savoir) et ceux qui doivent se taire.
3. La valeur du dialogue et du doute
Face à cette stratégie, la meilleure réponse est de rappeler que le dialogue ne se fonde pas sur la perfection du savoir mais sur l’échange. Le philosophe Socrate n’a jamais cessé de répéter qu’il ne savait rien — et pourtant, c’est précisément cette reconnaissance de l’ignorance qui ouvrait la voie à la recherche commune de la vérité.
Le doute, loin d’être une faiblesse, est une force critique. Celui qui ose dire « je ne comprends pas » ou « cela me paraît contradictoire » contribue à enrichir la réflexion collective. Réserver la parole aux seuls « connaisseurs absolus » revient à tuer l’esprit critique et la démocratie intellectuelle.
4. Comment répondre concrètement ?
Lorsqu’une personne tente de réduire les autres au silence en exigeant une expertise parfaite, plusieurs attitudes sont possibles :
Retourner l’argument : rappeler poliment que personne ne possède une connaissance totale, et que la discussion elle-même est un chemin d’apprentissage.
Valoriser la question : insister sur le fait que poser une question, même imparfaite, est déjà une contribution légitime au débat.
Dénoncer la rhétorique d’intimidation : nommer la stratégie utilisée, par exemple en disant : « Ce n’est pas une réponse à ma question, c’est une tentative de m’empêcher de parler ».
Créer un espace inclusif : encourager les autres participants à partager leurs impressions, même partielles, afin de briser le monopole du « sachant ».
5. Vers une éthique de la parole partagée
Dans une société pluraliste, la parole ne doit pas être réservée à une élite autoproclamée. L’éthique du dialogue exige que chacun puisse s’exprimer selon ses moyens, sans être disqualifié d’emblée. Bien sûr, l’exactitude et la rigueur sont importantes ; mais elles ne doivent jamais servir d’alibi à une domination symbolique.
En définitive, la véritable intelligence ne consiste pas à étaler son savoir pour écraser autrui, mais à créer les conditions d’une écoute mutuelle où la voix du plus humble compte autant que celle du plus savant. C’est seulement dans cette dynamique que peut naître une sagesse authentique, partagée et féconde.