Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 27 juillet 2025

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L’impôt ou l’extorsion légitime ?

L’impôt, présenté comme un devoir civique, masque souvent une contrainte silencieuse. De l’Indonésie, où le mot pajak évoque l’extorsion, à la France, où même les pauvres paient via la TVA, ce texte interroge la frontière floue entre contribution légitime et prédation déguisée, entre César et la justice.

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L’impôt ou l’extorsion légitime ? Entre César, le peuple et le mythe de la contribution juste

Aux origines : rendez à César… mais à quel prix ?

Il est un verset évangélique souvent cité, et plus souvent encore instrumentalisé : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22,21). On en fait une justification théologique de l’impôt, un argument contre toute rébellion fiscale, une légitimation morale de la puissance publique à prélever ce qu’elle juge bon. Mais cette phrase, dans son contexte originel, n’est ni une adhésion naïve à l’ordre impérial, ni une défense du fisc romain. Jésus, en homme rusé et non soumis, désarme une question-piège : « Faut-il payer le tribut à César ? » Il répond par une pirouette prophétique : l’image est celle de César, qu’on lui rende donc son effigie, mais qu’on rende surtout à Dieu ce qui ne peut appartenir à aucun empire – la dignité, la conscience, la justice.

Là où l’ordre fiscal prétend à la légitimité par la force du droit, Jésus suggère qu’il y a des domaines inaliénables. L’impôt ne saurait donc être un absolu. Il est un fait, peut-être une nécessité, mais il n’est pas sacré. Et lorsqu’il devient confiscatoire, aveugle, inégalitaire, il perd son masque de légalité pour révéler un fond plus brutal : l’extorsion camouflée sous les habits de la contribution.

Le mot qui trahit : “Pajak” ou la vérité coloniale de l’impôt

Prenons ici un détour par l’Indonésie, ce vaste archipel au passé colonial si lourd. En indonésien, le mot pour désigner l’impôt est pajak. Mais ce mot n’est pas neutre. Dans l’imaginaire populaire et dans l’étymologie pervertie du pouvoir, pajak ne signifie pas seulement “taxe” ou “prélèvement légal”. Il est souvent compris, de façon implicite ou explicite, comme une contrainte, voire un racket organisé.

Dans les récits populaires et dans les langues locales dérivées du malais, le terme pajak est parfois associé à l’idée d’une prise, d’un prélèvement arbitraire, d’un tribut imposé par un pouvoir supérieur – un sultan, un colon, un bureaucrate – sans que le peuple ait voix au chapitre. Ainsi, dans l’inconscient collectif, pajak ne renvoie pas à une participation civique, mais à une mainmise verticale, un devoir imposé sans dialogue, un prix à payer pour exister sous un régime de domination. Cela rejoint l’étymologie latine de tributum – le tribut dû par le vaincu au vainqueur.

Cette perception est d’autant plus marquée qu’en indonésien, un mot voisin, bajak, signifie pirater, détourner, s’emparer de ce qui ne nous appartient pas. Le bajak laut, littéralement le pirate maritime, évoque celui qui attaque pour voler. Dans l’imaginaire linguistique local, la proximité entre pajak et bajak n’est pas anodine : elle suggère que l’impôt, loin d’être un acte de solidarité, peut être vécu comme une forme de piraterie institutionnalisée. Le fisc devient alors ce pirate à cravate, qui agit non sur les mers mais à travers les formulaires, les pénalités et les menaces de saisie.

Sous cette lumière, l’impôt ne symbolise plus un lien social, mais un prélèvement de force, un acte de domination codifié. Le citoyen modeste, qui voit sa maigre économie amputée par des taxes indirectes, perçoit confusément que ce qu’on appelle contribution ressemble souvent à une prise. Ainsi, dans la langue elle-même, l’idée d’impôt s’entrelace à celle d’extorsion.

Mythe fiscal : « Les pauvres ne paient pas d’impôts » ?

Un mythe tenace circule dans de nombreuses sociétés : celui selon lequel les pauvres ne paieraient pas d’impôts, laissant entendre qu’ils seraient, d’une certaine façon, des passagers clandestins de la République ou de l’État-nation. Rien n’est plus faux. S’ils ne paient peut-être pas l’impôt sur le revenu (car ils ne gagnent pas assez pour y être soumis), ils s’acquittent chaque jour d’un impôt aussi rigoureux qu’invisible : la TVA, les taxes sur les carburants, les prélèvements indirects, les frais administratifs, les tarifs de base sur l’eau, l’électricité, la nourriture, les transports, etc.

L’impôt indirect est un impôt proportionnellement injuste : celui qui gagne peu paie, en proportion de ses ressources, bien plus que le riche. Acheter un kilo de riz ou une bouteille de gaz coûte davantage, en termes relatifs, à l’ouvrier qu’au cadre supérieur. Loin d’être des assistés, les pauvres subventionnent en silence les équilibres budgétaires d’États qui prétendent les aider. L’État prélève d’abord, redistribue parfois, mais contrôle toujours.

L’impôt comme violence symbolique : habiller la domination

Le philosophe Pierre Bourdieu parlait de violence symbolique pour désigner les mécanismes par lesquels un pouvoir s’impose sans coercition directe, simplement en imposant ses catégories de pensée. L’impôt participe de cette logique : présenté comme un devoir citoyen, il devient indiscutable. On le paie sans comprendre toujours pourquoi ni comment. Son opacité renforce son autorité. Sa complexité dissimule son arbitraire.

Dans ce cadre, l’impôt n’est plus un acte de solidarité, mais une dîme prélevée par un souverain invisible. Le citoyen est traité comme un contribuable avant d’être un être pensant ou souffrant. L’impôt, dans ses formes les plus injustes, devient le prix à payer pour ne pas être écrasé. On le donne sous peine d’être poursuivi, harcelé, exclu. Ce n’est plus un choix, mais une condition d’appartenance, une soumission administrative à une entité lointaine. Il ne reste alors plus grand-chose de la liberté civique.

Entre consentement et contrainte : vers une critique radicale du contrat fiscal

L’impôt se veut le fruit d’un contrat social : chacun contribue à la mesure de ses moyens pour assurer le bien commun. Mais qu’en est-il lorsque ce contrat est rompu ? Lorsque l’école publique est en ruine, les hôpitaux délabrés, les routes défoncées, les services absents, et que seule l’infrastructure répressive (police, armée, tribunaux) fonctionne à plein régime ? Dans ces cas, l’impôt ne crée plus du lien, il enterre l’illusion démocratique.

Il y a là une forme d’extorsion douce, une obligation habillée de rationalité. Le consentement à l’impôt n’est réel que si le citoyen voit l’effet de sa contribution, s’il a la capacité de le contester, de le négocier, d’en redéfinir l’usage. Dans le cas contraire, on glisse lentement d’un État de droit à une structure de prédation, où l’appareil fiscal ne sert plus la société mais ceux qui la gouvernent.

Entre César et Dieu, une voie prophétique

Revenir à la parole de Jésus, c’est refuser d’ériger César en idole. Il faut peut-être rendre à l’État ce qu’il exige, mais sans cesser de questionner la justice de cette exigence. Il ne s’agit pas de refuser tout impôt, mais d’en délégitimer les formes oppressives et aveugles.

L’impôt n’est ni sacré ni neutre. Il est un champ de bataille où se joue la redistribution des richesses, la reconnaissance des droits, la place du citoyen. S’il devient un simple outil de domination, il perd son sens et devient extorsion. Refuser de nommer cela, c’est capituler devant César.

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