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Billet de blog 27 juillet 2025

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Le califat ottoman et l’Indonésie : entre faits et fantasmes

Le lien entre le califat ottoman et l’Indonésie fait rêver certains et intrigue d’autres. Entre faits historiques avérés et récits embellis, cet article explore comment ce passé lointain est parfois réinventé aujourd’hui, au croisement de la mémoire, de l’identité et de la politique.

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Le califat ottoman et l’Indonésie : entre faits et fantasmes

L’histoire des relations entre l’Empire ottoman et l’archipel indonésien fait l’objet de nombreux débats, souvent teintés par une idéalisation califaliste. 

Le califat ottoman, dernier grand califat musulman, est parfois perçu comme un protecteur naturel et puissant des musulmans indonésiens face aux colonisations européennes. Pourtant, pour mieux comprendre cette relation, il convient d’adopter une approche rigoureuse et critique, dépassant les récits mythifiés, afin de cerner la nature et la portée réelles de l’influence ottomane dans l’archipel.

Le califat ottoman et l’archipel indonésien au XVIe–XVIIIe siècles

Au XVIe siècle, l’Empire ottoman, sous le règne de Soliman le Magnifique, est à son apogée, s’étendant de l’Europe à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Dans le même temps, l’archipel indonésien est composé de royaumes musulmans naissants, notamment à Aceh (Sumatra), qui est alors un important centre religieux et commercial.

Le Sultan d’Aceh Alauddin Riayat Syah al-Kahar (règne 1537–1571), conscient de la menace portugaise à Malacca et dans les Moluques, sollicite l’aide du califat ottoman pour se défendre. Des échanges diplomatiques et des aides militaires sont enregistrés, bien que l’ampleur de ce soutien reste modeste.

Aceh, grâce à ses liens diplomatiques avec le califat ottoman et à sa position stratégique dans l’océan Indien, a pu résister plus longtemps que d'autres royaumes de l’archipel au colonialisme portugais, puis hollandais, conservant une relative autonomie du XVIe au XVIIIe siècle.

Soutien militaire et diplomatique

Sous le règne du Sultan Alauddin Riayat Syah al-Kahar, Aceh reçoit des canons, des armes à feu et des experts militaires envoyés par le califat ottoman. Ces aides ont permis à Aceh de fortifier ses défenses et de contrer les avancées portugaises.

Cependant, il est important de noter que cet appui ottoman était limité en moyens et en portée. Le califat n’a jamais envoyé de forces militaires importantes, ni cherché à établir une administration directe sur l’archipel.

Échanges religieux et culturels

Le califat ottoman joue également un rôle symbolique majeur pour les musulmans de l'Insulinde. L’autorité religieuse du calife, considéré comme le « commandant des croyants », confère une légitimité spirituelle aux sultans locaux, notamment à Aceh.

Les échanges religieux ont favorisé la diffusion des écoles de jurisprudence sunnites, et ont renforcé le prestige des érudits indonésiens, qui ont parfois étudié dans les centres religieux ottomans ou au Moyen-Orient.

L’anecdote d’Aceh : un bastion de résistance

Aceh, sous le règne de Sultan Iskandar Muda (règne 1607–1636), représente l’apogée de cette alliance spirituelle et politique. Connu pour son ambition de défendre la souveraineté musulmane face aux Européens, Iskandar Muda a modernisé l’armée acehnaise en s’inspirant des technologies ottomanes.

Sa flotte et ses fortifications, construites en partie grâce à des armes importées d’Anatolie, lui ont permis de repousser plusieurs attaques portugaises et hollandaises, faisant d’Aceh un bastion quasi indépendant jusqu’au XVIIIe siècle.

Un soutien ottoman aux Padris ? Mythe plus que réalité

Durant la guerre des Padris (1803–1837) à Sumatra occidental, non loin d’Aceh, certains chefs religieux réformistes, influencés par le wahhabisme après leur pèlerinage à La Mecque, auraient sollicité le soutien du califat ottoman pour combattre les musulmans adat (coutumiers) alliés aux Hollandais. Mais aucun indice historique ne confirme une aide concrète d’Istanbul. Le lien avec le califat relève davantage d’une construction idéologique que d’une alliance effective..

Le lien ottoman fut surtout invoqué a posteriori, dans une logique panislamique idéalisée. En réalité, l’Empire ottoman, affaibli et éloigné, n’exerçait plus qu’une autorité religieuse lointaine, sans portée géopolitique réelle en Asie du Sud-Est.

Analyse critique : au-delà de la propagande califaliste

Si le califat ottoman a indéniablement exercé une influence spirituelle et diplomatique dans l'archipel indonésien, sa capacité d’intervention militaire et politique y fut limitée par la distance et ses propres priorités géopolitiques.

Le califat n’a jamais cherché à annexer directement les territoires indonésiens, ni à les gouverner. Sa présence demeure principalement symbolique, fondée sur des liens religieux et de solidarité musulmane.

Dans certains discours actuels, notamment au sein de mouvements califalistes en Indonésie, cette histoire est parfois exagérée pour légitimer des projets politiques ou religieux. Or, l’analyse historique montre que la relation fut avant tout circonstancielle, pragmatique et limitée.

Un héritage vivant mais pluriel

Le califat ottoman reste une référence dans la construction de l’identité musulmane indonésienne, mais cette identité est aussi marquée par des influences locales, régionales (Moyen-Orient, Inde) et coloniales (néerlandaises, portugaises). Aceh, avec son histoire de résistance, incarne ce mélange de référence au califat ottoman et d’affirmation d’une autonomie régionale forte.

L’histoire des relations entre le califat ottoman et l’archipel indonésien, et en particulier Aceh, révèle une interaction complexe mêlant diplomatie, échanges militaires limités et solidarité religieuse. Aceh a su tirer parti de cette proximité avec le califat pour renforcer sa résistance face aux colonisateurs européens, mais cette relation ne doit pas être idéalisée en une alliance impériale ou un protectorat ottoman.

Adopter une analyse critique permet de comprendre l’héritage ottoman comme un facteur important, certes, mais non exclusif, dans la formation historique et spirituelle des sociétés musulmanes de l'Indonésie.

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