30 septembre 1965 : la nuit où l’Indonésie a basculé
Chaque pays a ses dates maudites. Pour l’Indonésie, c’est le 30 septembre 1965, la nuit où l’histoire fut arrachée à son cours naturel et remodelée dans le sang. On l’appelle Gerakan 30 September (G30S). Ce sigle est devenu synonyme de trahison, de complot, mais aussi de l’immense machine de propagande qui allait écraser toute mémoire alternative.
Le mouvement des officiers progressistes
Au cœur de l’événement, il y avait un groupe d’officiers progressistes. Ces jeunes militaires, inquiets de voir l’armée dominée par un cercle de généraux conservateurs méfiants envers Sukarno, voulaient rééquilibrer le pouvoir. Leur objectif déclaré : empêcher un coup d’État militaire en préparation. Ils craignaient que les généraux de l’état-major ne renversent le président Sukarno, qui incarnait alors un nationalisme teinté de gauche, porteur d’alliances avec les pays non-alignés et d’une proximité assumée avec le mouvement communiste.
Leur geste fut brutal : six généraux furent enlevés et assassinés dans la nuit. Mais dès l’aube du 1ᵉʳ octobre, le général Suharto s’empara du récit. Il dénonça une « conspiration communiste », rejeta toute nuance et transforma un acte confus, peut-être mal préparé, en prétexte parfait pour lancer une purge sans précédent.
Un coup d’État silencieux
En quelques jours, l’histoire bascula. Suharto, encore un acteur secondaire dans la hiérarchie, sut exploiter la peur et l’indignation. Le président Sukarno fut marginalisé, le Parti communiste indonésien (PKI), l’un des plus puissants du monde, fut accusé d’avoir téléguidé l’opération. Ce raccourci servit de justification à une campagne d’extermination qui, de 1965 à 1966, coûta la vie à plus de 500 000 Indonésiens.
L’Indonésie fut redessinée par cette purge. Toute voix progressiste, syndicaliste, intellectuelle ou paysanne, fut suspectée d’être « rouge ». Derrière le masque de l’anticommunisme, c’était une guerre politique visant à éliminer un pan entier de la société.
Qui était derrière ?
Soixante ans plus tard, la question reste entière : qui fut le vrai maître d’œuvre ?
- Était-ce simplement une tentative maladroite d’officiers progressistes voulant sauver Sukarno d’un coup d’État conservateur ?
- Était-ce une manœuvre interne orchestrée par des rivaux militaires pour justifier l’ascension de Suharto ?
- Ou bien un jeu d’ombres de la Guerre froide, où la CIA et le MI6, inquiets de voir l’Indonésie basculer dans le camp communiste, soufflèrent sur les braises ?
Aucune réponse définitive. L’ambiguïté fait partie du système : elle permet de diaboliser le PKI tout en effaçant la complexité des luttes internes.
Une tuerie sans justice
La répression qui suivit fut d’une ampleur telle qu’on peut la qualifier de génocide politique. Les massacres de masse, les prisons secrètes, les exils forcés : tout cela visait à anéantir une idéologie. Mais l’Indonésie officielle ne l’a jamais reconnu comme tel.
Pendant trente-deux ans, sous l’Ordre Nouveau de Suharto, la propagande imposa une vérité unique : le 30 septembre était le crime du PKI, et les tueries qui suivirent étaient un « devoir patriotique ». Toute contestation de ce récit était passible de prison. Même après la chute du dictateur en 1998, la peur et le silence ont perduré.
Aujourd’hui encore, les survivants portent le stigmate. Les familles des victimes n’ont jamais été réhabilitées, jamais indemnisées. Certes, le président Joko Widodo a, en 2023, formulé une reconnaissance publique des « violations graves des droits humains » commises en 1965-66. Mais cette mea culpa reste avant tout rhétorique : elle n’ouvre sur aucune véritable justice et n’implique aucune mise en cause des responsables. Les mesures de réparation sont ultra limitées, réduites à quelques gestes symboliques, loin d’une réhabilitation pleine et entière. L’État, jusqu’à ce jour, n’a jamais demandé pardon de façon solennelle, ni assumé la responsabilité politique de ce génocide silencieux.
Pourquoi le silence persiste
Pourquoi ce bain de sang n’est-il pas jugé ? Pourquoi les victimes n’ont-elles pas droit à la mémoire ?
Parce que le mythe fondateur de la République post-1965 repose sur cette répression. Reconnaître le génocide, ce serait saper la légitimité de l’Ordre Nouveau et exposer les complicités internationales qui ont fermé les yeux – ou pire, aidé. Les listes noires de militants, transmises aux militaires, portaient souvent le sceau d’ambassades occidentales.
La vérité dérange trop d’intérêts : ceux des élites militaires toujours puissantes, et ceux des partenaires étrangers qui ont profité d’une Indonésie débarrassée de la gauche.
Un 30 septembre toujours vivant
Chaque 30 septembre, l’Indonésie se souvient – mais à travers un miroir déformé. Films officiels, récits scolaires, commémorations militaires : tout perpétue l’idée d’un complot communiste et légitime la répression. Pendant ce temps, les survivants attendent encore justice.
Le 30 septembre 1965 n’est pas seulement un événement du passé. C’est une plaie ouverte dans le présent, une mémoire piégée entre silence, peur et manipulation. Tant que les victimes ne seront pas réhabilitées, tant que les responsabilités ne seront pas reconnues, cette date restera un symbole d’horreur, non pas figé dans l’histoire, mais suspendu au-dessus de l’avenir de l’Indonésie.