Jésus au marché du dimanche : anecdote d’un militant ouvrier
Ce matin, au marché du dimanche, l’air sentait le café chaud, les fromages fermiers et les légumes fraîchement cueillis. Entre les étals colorés, les conversations animées et le cliquetis des paniers, deux jeunes missionnaires évangéliques se faufilaient, impeccables dans leurs costumes sombres, leurs cheveux bien peignés, leurs sourires désarmants.
Leur refrain était clair, répété à chaque passant comme une ritournelle :
— « J’ai une bonne nouvelle pour vous, Jésus vous aime. »
Les clients, souvent distraits, répondaient par un sourire poli, parfois prenaient un dépliant, parfois accéléraient le pas. Mais soudain, leur chemin croisa celui d’un homme plus âgé, vêtu simplement, qui distribuait ses propres tracts. Ce n’était pas une publicité pour un produit miracle ni une promesse de salut céleste, mais un appel à la solidarité ouvrière. Militant de Lutte Ouvrière, il parlait d’exploitation, de licenciements, de guerre et de profits.
Intrigués, les deux missionnaires s’approchèrent. L’un, avec enthousiasme, lança :
— « Monsieur, nous avons aussi une bonne nouvelle pour vous : Jésus vous aime, et il peut vous sauver. »
Le militant leva les yeux, esquissa un sourire ironique, et répondit calmement mais fermement :
— « Ah oui ? Mais Jésus, dites-moi… il va vous sauver des bombes ? »
Un silence tomba au milieu du marché. Le brouhaha environnant — les vendeurs criant le prix des tomates, les enfants courant entre les étals — semblait s’estomper un instant. Les deux missionnaires se regardèrent, un peu déstabilisés. L’un tenta :
— « Dieu protège ceux qui croient. »
Alors le militant se redressa, ses tracts à la main, et répondit :
— « Les bombes, elles, ne croient pas en Dieu. Elles tombent sur les pauvres, sur les travailleurs, croyants ou pas. Ce n’est pas la prière qui arrête la guerre, ce n’est pas l’amour divin qui bloque les chars. Ce sont les peuples, les ouvriers qui refusent d’obéir, qui s’organisent, qui disent non. Moi, je parle de justice, pas d’illusions. »
Les missionnaires restèrent muets. Autour, quelques passants s’étaient arrêtés, intrigués par l’échange. Une vieille dame hocha doucement la tête du côté du militant, comme pour approuver. Les missionnaires finirent par s’éclipser, cherchant des oreilles plus réceptives, tandis que le militant reprenait sa distribution, son regard fixé sur l’essentiel.
Une leçon du marché
Cette petite scène dominicale dit plus qu’il n’y paraît. D’un côté, la promesse d’un salut individuel, détaché des réalités matérielles ; de l’autre, l’appel à une lutte collective, ici et maintenant, contre les causes réelles de la souffrance : la guerre, l’exploitation, la domination.
Le marché, lieu populaire par excellence, devient ainsi le théâtre d’une confrontation entre deux « bonnes nouvelles » :
- Celle de l’amour divin, qui console mais détourne peut-être de l’action concrète.
- Celle de la solidarité humaine, qui ne promet pas le paradis mais un combat terrestre pour un monde plus juste.
La vraie « bonne nouvelle »
Au fond, le militant de Lutte Ouvrière n’a pas cherché à ridiculiser la foi, mais à rappeler une évidence : ce ne sont pas les anges qui désarment les avions de chasse, ce ne sont pas les prières qui garantissent un salaire digne. La véritable « bonne nouvelle » pour les opprimés, c’est qu’ils peuvent eux-mêmes, collectivement, changer leur destin.
Et tandis que les missionnaires s’éloignaient, un passant lança à mi-voix :
— « Lui, au moins, il a raison : les bombes, elles n’ont pas de religion. »
Le marché reprit son cours, les cris des marchands couvrant les derniers échos de la confrontation. Mais l’anecdote, elle, restera comme une petite parabole moderne : un dimanche matin, entre les pommes de terre et les brochures religieuses, un ouvrier a rappelé que le salut ne descend pas du ciel — il se construit sur terre.