Dipa Arif

Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 29 juillet 2025

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L’Indonésie et la tentation du sectarisme : vers une dérive à la pakistanaise ?

L’attaque d’une école du dimanche à Padang révèle une tendance inquiétante en Indonésie : la montée d’une intolérance religieuse enracinée, banalisée et parfois tolérée par les autorités. Dans certaines régions, la situation des minorités religieuses rappelle de plus en plus les dérives observées au Pakistan.

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L’Indonésie et la tentation du sectarisme : vers une dérive à la pakistanaise ?

Le 27 juillet dernier, à Padang, dans la province indonésienne de Sumatra occidental, une école du dimanche a été violemment attaquée par un groupe islamiste. Deux enfants ont été blessés, une trentaine traumatisés. Les assaillants, armés de bâtons, de pierres et de couteaux, ont détruit du mobilier, brisé des vitres, exigé l’évacuation immédiate des lieux. L’Église chrétienne locale a dénoncé une agression ciblée et préméditée. Le maire a, quant à lui, parlé d’un simple « malentendu » entre riverains.

À première vue, l’affaire pourrait passer pour une de ces nombreuses tensions locales dans un pays immense et complexe. Mais à y regarder de plus près, elle s’inscrit dans une dynamique plus large, celle d’un effritement silencieux, mais persistant, de la liberté religieuse en Indonésie. Dans certaines régions, la situation rappelle, par sa fréquence et sa banalisation, les dérives inquiétantes observées au Pakistan.

Le pluralisme sous pression

L’Indonésie, souvent présentée comme un modèle de tolérance islamique, repose officiellement sur le Pancasila, une doctrine qui reconnaît et protège six grandes religions. Ce socle constitutionnel, hérité des premières années de l’indépendance, est censé garantir la coexistence pacifique des communautés. Mais dans la pratique, ce pluralisme devient de plus en plus théorique. Entre 2014 et 2024, l’Institut Setara a recensé plus de 3 000 violations documentées de la liberté de religion et de croyance. Derrière ces chiffres, ce sont des églises fermées, des fidèles intimidés, des fêtes religieuses perturbées, des groupes minoritaires interdits d’enregistrement ou de culte.

Ce recul des libertés religieuses est souvent localisé. À Aceh, à Padang, à Garut, dans certaines banlieues de Java occidental ou dans des zones semi-urbaines, les groupes radicaux trouvent un terreau favorable, parfois encouragés par des autorités locales qui ferment les yeux, voire pactisent ouvertement avec eux. Le discours public se veut rassurant, mais sur le terrain, la protection juridique reste très inégale. Les minorités – chrétiennes, chiites, ahmadies, bouddhistes ou confucianistes – sont exposées à une insécurité latente, aggravée par le fait que les auteurs de violences sont rarement poursuivis avec fermeté.

Une société fragmentée, un État absent

Ce phénomène s’inscrit dans une transformation plus large de la société indonésienne. La montée du conservatisme religieux, nourrie par des décennies d’éducation confessionnelle, d’ignorance interreligieuse et d’absence de contre-discours citoyen, a installé une forme de normalisation de l’intolérance. L’idée même qu’un chrétien puisse ouvrir un lieu de culte dans une banlieue majoritairement musulmane est devenue problématique, non pas tant en raison de la loi, mais parce que le « bon voisinage » exige désormais l’homogénéité.

Les gouvernements successifs ont oscillé entre ambiguïté et passivité. Jokowi, malgré un discours modéré, n’a jamais véritablement affronté cette dérive. Le président actuel, Prabowo Subianto, n’a, jusqu’à présent, pas donné de signe d’un changement de cap. Ni condamnation claire des violences de Padang, ni réforme structurelle en vue. Le silence de l’État, en matière de protection des minorités religieuses, est devenu une forme de complicité tacite.

Une démocratie à la dérive religieuse

L’Indonésie est confrontée à un paradoxe : une démocratie électorale vivante, mais un pluralisme culturel et religieux en régression. Le modèle pakistanais – celui d’un État où la loi est contournée ou instrumentalisée pour satisfaire les sensibilités religieuses les plus bruyantes – semble de moins en moins lointain. À force de tolérer l’intolérable au nom de l’harmonie, le pays risque d’institutionnaliser une inégalité d’accès à la citoyenneté, où seule la majorité religieuse jouit pleinement de ses droits.

Si cette trajectoire n’est pas inversée, si l’appareil judiciaire ne devient pas un rempart, mais demeure un spectateur, si l’éducation ne forme pas à la coexistence, mais à la méfiance, alors l’Indonésie pourrait, dans certaines régions, ne plus seulement ressembler au Pakistan par ses dynamiques sociales, mais s’en rapprocher aussi par son architecture juridique et politique.

Ce qui est en jeu n’est pas uniquement la sécurité des minorités. C’est l’avenir même d’une nation fondée sur la promesse d’un pluralisme égalitaire.

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