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Collaborateur de Justice et Paix France, militant des droits humains, observateur indépendant et autodidacte passionné de la vie politique indonésienne.

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Billet de blog 30 juillet 2025

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Matrilinéarité et mosquée : une coexistence unique chez les Minangkabau

Chez les Minangkabau, l’islam se mêle à une société matrilinéaire unique au monde. Ici, la maison appartient aux femmes, les hommes dirigent la prière, et coutume et religion cohabitent dans un équilibre fragile mais durable. Ce modèle surprenant défie les idées reçues sur l’islam patriarcal et invite à repenser la diversité des pratiques musulmanes.

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Matrilinéarité et mosquée : une coexistence unique chez les Minangkabau

Matrilinéarité et mosquée, cela semble un mariage improbable. Et pourtant, chez les Minangkabau de Sumatra occidental, c’est une évidence vécue, transmise, incarnée.

Un islam à contre-courant : quand la foi coexiste avec la matrilinéarité

Ce peuple à la fois musulman et matrilinéaire défie toutes les catégories habituelles par lesquelles on pense l’islam. Ils prient comme les autres musulmans, jeûnent pendant le ramadan, envoient leurs enfants apprendre le Coran. Mais chez eux, la maison appartient à la mère, les biens passent de tante en nièce, et l’enfant prend le nom du clan maternel. Le mari est un visiteur dans la maison de son épouse. Les hommes dirigent la prière, les femmes détiennent la terre. Où est l’islam ici, se demandera-t-on ? Il est partout. Simplement, il a appris à coexister avec une autre logique sociale, tout aussi ancienne, tout aussi puissante.

Les Minangkabau expriment cette cohabitation à travers une maxime apprise dès l’enfance : adat basandi syarak, syarak basandi Kitabullah — la coutume repose sur la loi religieuse, et la loi religieuse repose sur le Livre de Dieu.

Ce n’est pas une simple formule. C’est une architecture. La coutume, transmise par les femmes, fonde l’organisation familiale, les rituels, la transmission de la mémoire. La religion, enseignée par les hommes, structure la foi, la morale, les liens avec le divin. L’une habite la maison, l’autre la mosquée. Ensemble, elles dessinent un monde. Non pas un monde conflictuel, mais un monde où deux systèmes s’entrelacent sans se détruire.

La guerre des Padri : un choc entre tradition et réforme

Cela n’a pas toujours été évident. Au début du XIXe siècle, des prédicateurs revenus du Hedjaz ont voulu imposer une réforme radicale. Ils ont vu dans la matrilinéarité un résidu préislamique à extirper. Le mouvement des Padri, inspiré du wahhabisme, a tenté de purifier la société minangkabau de ses pratiques ancestrales. Il en a résulté une guerre. Longue, violente, fratricide.

Les défenseurs de l’adat ont résisté, parfois armes à la main. Mais surtout, ils ont tenu bon culturellement. Et lorsqu’il est devenu clair que l’on ne pouvait extirper l’adat sans détruire le tissu même de la société, une autre solution est née : négocier, réinterpréter, cohabiter. C’est ainsi qu’un islam minangkabau a vu le jour. Un islam qui accepte de ne pas avoir le monopole du sens. Un islam capable de se faire partenaire, et non maître.

Rumah Gadang, cœur matrilinéaire et lien entre deux mondes

La maison minangkabau, le rumah gadang, incarne cette alliance. C’est une maison commune, appartenant aux femmes d’un clan. Les enfants y grandissent avec leurs oncles maternels. Les pères n’y résident pas en permanence. Ils viennent, ils repartent. Ils sont des passeurs entre deux sphères. Les femmes ne revendiquent pas le pouvoir au sens masculin du terme, mais elles sont les garantes de la stabilité, de la terre, du clan. Elles sont les piliers silencieux du monde. L’homme dirige la prière, mais c’est la femme qui garde la maison, la mémoire, la lignée.

Ce système n’est pas figé dans le passé. Il vit. Il s’adapte. Malgré la migration vers les grandes villes, malgré la pression de modèles plus patriarcaux, malgré la globalisation religieuse, les Minangkabau conservent ce lien à la maison maternelle. Le retour au village, même symbolique, structure encore l’identité. L’adat ne s’efface pas. Il s’infiltre. Il traverse les générations, les frontières, les écoles coraniques.

L’islam des Minangkabau : une leçon de diversité qui dérange

Et pourtant, ce modèle reste peu étudié, peu mis en valeur. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il ne rentre dans aucune case facile. Il n’est pas une société islamique classique, ni une société féministe au sens occidental. Il n’est ni un modèle à exporter, ni une anomalie à corriger. Il est un monde à lui seul, cohérent, complexe, intraduisible dans les dualismes simplistes. Peut-être aussi parce que le regard académique reste tourné vers le Moyen-Orient, vers les foyers historiques de l’islam, et que l’Asie du Sud-Est continue d’être vue comme une périphérie. Ou encore parce qu’il dérange. Car il montre que l’on peut vivre l’islam autrement, que l’on peut conjuguer foi et lignage féminin sans que le ciel s’écroule. Il rappelle que l’islam n’est pas une forme unique, mais un souffle qui prend la forme des terres qu’il rencontre.

Écouter les Minangkabau : une sagesse qui tisse foi et tradition

Les Minangkabau n’ont pas besoin d’être célébrés comme une exception. Ce qu’ils offrent, c’est une leçon de pluralité. Une manière de dire que l’universel religieux peut s’incarner dans des cultures diverses, sans perdre sa profondeur. Et que la tradition, loin d’être un obstacle à la foi, peut en être le terreau vivant. Leur monde n’est pas figé dans une vision idéalisée. Il est en tension, il est en mouvement. Mais il existe. Et cela suffit pour interroger notre façon de penser l’islam, la modernité, et la place des femmes dans les sociétés musulmanes.

Peut-être est-il temps de les écouter. Non pas comme des curiosités anthropologiques, mais comme des porteurs d’une sagesse autre. Une sagesse qui ne sépare pas la foi de la terre, le livre de la maison, l’homme de la femme. Une sagesse qui, au lieu d’imposer, négocie. Qui, au lieu de dominer, tisse.

Pour aller plus loin :

Voici un documentaire captivant réalisé par ARTE, qui présente la société minangkabau contemporaine.

Terres de femmes: Indonésie, les Minangkabau (2019)

https://m.youtube.com/watch?v=qX5BcM_XhMI&pp=ygUdVGVycmUgZGVzIGZlbW1lcyBNaW5hbmdrYWJhdSA%3D

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